Autant dire que désormais nous sommes seuls. Epuisés. Cernés. Blessés. Autant dire, Paul, que la partie est loin, très loin, d'être gagnée. Autant dire que nous n'aurons envers eux aucune espèce de pitié. Et que jamais nous n'accepterons de tourner la page. Aucune excuse, frérot. Autant dire que notre désespoir à mesure qu'il grandit nous rend plus redoutables, plus exacerbés plus malicieux et plus subtils que jamais. Autant dire, bon sang de bonsoir, qu'ils ont du souci à se faire ! Car ces nuages ne nous impressionnent guère. Le vent nous emporte déjà. Les grives et les merles nous montrent le chemin. Ici, les couleurs ont une âme. Entends-tu quelle symphonie de ciels accompagne nos pas ? Je suppose que pour lui tous ces discours n'avaient à peu près aucune importance. Il m'écoutait sans broncher. Me laissait dire. S'amusait. Ajustait son tir en s'excitant comme un malade sur l'élastique de sa fronde. Ou m'éclaboussait les mollets en pataugeant dans une flaque. Ou dégageait d'une fanfaronnade tout un peuple de campanules, de primevères qui sur un talus lui faisaient l'affront de danser dans le vent. Ou piétinait une armée de fourmis qui semblait soudain bien décidée à l'assiéger. Ou parvenait à briser l'élan d'un escadron de sauterelles. A l'occasion se faisait vétérinaire, tortionnaire, maréchal d'empire, découvreur de cités mayas, capitaine de frégate, astronaute ou pirate. Voleur de grand chemin, pilleur d'épave, garde champêtre ou mécanicien, magicien ou bonimenteur, pilote de course au volant de son bolide... Aviateur sans escale à l'assaut de la cordillère des Andes, guerrier Apache sans peur et sans reproche, Cochise, Géronimo, mercenaire cruel. Chevalier de la Table Ronde, Godefroy de Bouillon ou Lancelot du Lac, l'épée pour te déchirer les entrailles, pas de pitié pour un mécréant. A l'occasion... A l'occasion se faisait traverseur d'océans, capitaine Fracasse, naufragé volontaire et dévoreur de cadavres, vent debout ! Révolutionnaire un jour et monarque intraitable le lendemain, marchand d'armes sans scrupule, arpenteur infatigable du jardin des délices... Ministre de la République, clown blanc, vert ou noir, chasseur de serpents, dresseur de singes, orang-outang en furie, sniper avant l'heure. Tigre du Bengale embusqué derrière un buisson, militaire de carrière, patriote au possible, apatride du jour au lendemain, riant du drapeau. Se moquant d'allonsenfants, s'immolant au milieu du village, remonteur de fleuves, inventeur de catastrophes en séries, passager clandestin. Amuseur de poissons rouges. Oh bon sang Paul vas-tu un jour pouvoir te calmer... Eleveur de dragons, dompteur de jaguar aux yeux de velours. Empailleur de grenouilles, chronométreur de crapauds, accosteur de paquebots, gymnaste triple champion du monde ou rançonneur de première. Alpiniste ou multimilliardaire les orteils en éventail, tutoyeur d'étoiles. Oh Paul vas-tu un jour accepter de passer de ce côté du miroir ? (la suite est ici, ou bien là, c'est à dire nulle part, ça va de soi)