Mécréants ! Ennahda, les salafistes et (le parti) Ettahrir sont frères !
Société civile et salafistes incivils : l’État garant de la liberté d’expression
Les soulèvements du « printemps arabe » marquent-ils l’ouverture d’une nouvelle ère politique dans la région ? Les questions de l’art et de la liberté d’expression se posent-elles différemment depuis la chute de la dictature de Ben Ali et la (difficile) mise en place de procédures démocratiques ? Sur ce dernier plan en tout cas, la réponse est négative : les commentaires à propos des violences qui ont accompagné l’exposition du « printemps des arts » à Tunis restent dans la droite ligne d’un modèle d’interprétation vraiment inusable puisqu’il est en circulation au moins depuis le milieu des années 1970 et la montée en puissance de l’islam politique en Égypte. Sur le mode de l’affrontement binaire, de la « guerre » – le mot est souvent employé – entre deux camps, on pose, d’un côté, les représentants de la société civile, laïcs démocrates partisans des Lumières et, de l’autre, les islamistes « incivils », fanatiques et rétrogrades… Parmi bien d’autres exemples, on peut citer cet article signé par Soufia Ben Achour qui ne craint pas d’affirmer que les « arts plastiques sont par essence anti-salafistes ».
Cette idée d’une totale incompatibilité entre les valeurs des uns et des autres suscite chez certains des questions d’ordre tactique. Dans le contexte tunisien, marqué par un climat politique très volatile, faut-il ainsi assumer totalement le caractère libertaire de l’art, au risque d’être aussi extrémiste que les extrémistes religieux ? N’est-il pas préférable d’éviter les provocations inutiles et de faire des compromis ? Une interrogation reprise au moment du « printemps des arts » à propos du choix de certaines œuvres, mais pas vis-à-vis de la « tonalité » d’ensemble donnée à cette exposition par ses organisateurs – ce qui aurait pourtant mérité d’être le cas au regard d’autres manifestations plastiques, tout aussi « questionnantes » sinon davantage, mais qui n’ont pas suscité un rejet aussi brutal (entre autres exemples, Chkoun Ahna [Qui sommes-nous ? bon compte-rendu ici], une exposition d’art contemporain qui s’est tenue à Tunis, comme bien d’autres d’ailleurs, sans le moindre problème et pratiquement au même moment).
Plusieurs jours avant l’intrusion des militants islamistes, le palais Abdellia avait déjà été le théâtre d’affrontements, strictement verbaux cette fois, entre les organisateurs et les partisans d’une ligne conciliatrice, soucieux d’éviter des éclats trop brutaux, et ceux qui soutenaient la position d’un des artistes sélectionnés, Electro Jaye, qui refusait avec véhémence que soit décrochée ou même seulement déplacée son œuvre intitulée La République islaïque de Tunisie (voir image dans le billet et commentaires sur cette discussion dans cet article). Impossible pour les « jusqu’au-boutistes » d’accepter le moindre compromis, premier pas de leur point de vue sur la voie d’une autocensure qui finira par ôter toute crédibilité au geste créateur (voir cet article).
Au-delà de leurs divergences tactiques, on remarque malgré tout que l’ensemble des acteurs de la scène plastique tunisienne partagent une même certitude, assez inquiétante : l’impossibilité, dans le contexte actuel, d’une communication apaisée entre les créateurs et une bonne partie de la population. Comme le souligne sans broncher Soufia Ben Achour dans l’article précédemment cité, peut-être faut-il « se résoudre à assister à la rupture consommée entre les artistes tunisiens exposant dans les banlieues huppées, et leur propre société »… Une société avec, en définitive, ses « ultras », à chaque extrême…
Dans ce contexte, et pour éviter l’affrontement violent entre les extrêmes justement, beaucoup d’intellectuels ne voient d’autre solution que d’en appeler à l’État, garant des libertés et seul dépositaire de la violence légitime. Raja Ben Slama (texte en arabe ici) est ainsi intervenue dans la presse pour rappeler qu’elle fait partie de ceux et celles qui n’ont pas craint, en dépit de certaines réticences, de laisser sa chance au gouvernement dominé par les islamistes d’Ennahda… Une attitude qui, pour elle, n’est plus tenable après les violences qui ont entouré le « printemps des arts ». Les intellectuels, parce que c’est leur rôle face à un populisme (shu’ûbiyya) qui flirte avec le fascisme, doivent à présent dire haut et fort que l’État, la paix sociale et même les libertés sont en danger. Pour Raja Ben Slama, on ne peut pas mettre sur le même plan, comme l’ont fait différents ministres d’Ennahda, la gauche et la droite, les artistes et les extrémistes de droite (lesquels ne sont jamais vraiment poursuivis)… Rappelant les affrontements de la Journée mondiale du théâtre ainsi que les violences policières, notamment lors de la commémoration, le 9 avril, de la Journée des martyrs (tombés lors des luttes anticoloniales de 1938), l’universitaire et psychanalyste tunisienne considère que les violences du 10 juin sont la conséquence d’une exploitation politicienne des sentiments religieux. Comment peut-on renvoyer dos-à-dos salafistes et artistes, demande-t-elle, alors que les uns se livrent à des actes de violence quand les autres ont fait le choix de l’expression artistique? Comment mettre sur le même plan la victime et son bourreau ? L’enchaînement des faits le montre à l’évidence : « vous les islamistes [d'Ennahda], vous faites fi de l’État pour le seul plaisir du pouvoir « (أيّها الاسلاميّون إنّكم تفرّطون بالدولة).
Si le « printemps arabe » a changé bien des choses, force est de constater que ce n’est guère visible dans cet argumentaire. En appeler à l’État pour protéger les artistes contre les exactions des forces obscurantistes est une position adoptée par nombre d’intellectuels et d’artistes depuis des décennies. Ainsi en Égypte, les attaques extrêmement violentes des extrémistes religieux durant les années 1990 (assassinat de Farag Foda en 1992 entre autres exemples) ont poussé nombre d’entre eux dans les bras d’un régime détesté par la majeure partie de sa population, avec les conséquences que l’on imagine sur la perception de la production intellectuelle et culturelle… On retrouve le même « calcul », avec des variantes propres à la situation locale, dans tous les pays de la région ou presque…
L’explication par le politique : le complot Ennahda et l’instrumentalisation de la culture
En parallèle aux analyses en termes d’opposition frontale entre deux systèmes de valeurs et même deux visions de la société, les affrontements autour du « printemps des arts » ont donné lieu à des lectures plus conjoncturelles. Bien des observateurs considèrent ainsi que les violences qui ont précédé l’imposition d’un couvre-feu en Tunisie s’expliquent par l’instrumentalisation, par Ennahda, d’un conflit qui aurait facilement pu être évité et en tout cas circonscrit. Pour Noureddine Bettaieb par exemple (en arabe) ou bien encore pour Wafaa Ben Hassine qui pose explicitement l’équation Frères musulmans égyptiens vs fouloul (partisans de l’ancien régime) = Ennahda vs Rcdistes (du nom du Rassemblement constitutionnel tunisien, le parti de l’ancien pouvoir), les islamistes au pouvoir ont tout fait pour envenimer la situation, afin de susciter l’adhésion des classes moyennes de plus en plus désireuses de sécurité et de normalité – comme en Égypte là encore –, et de toute manière plutôt spontanément enclines à adopter le point de vue des religieux face à ces artistes qui dépassent trop facilement les bornes de l’acceptable…
Sur la droite, deux des tableaux préemptés par le ministère de la Culture
Après ces jours de quasi-émeute dans le pays, l’intervention de Rached Ghannouchi, le fondateur d’Ennahda, pour appeler à manifester le vendredi, un jour avant l’annonce de la création du parti Nida Tunes (L’appel de Tunis) par Essebsi, un ancien Premier ministre de Ben Ali, est bien la preuve pour certains de l’instrumentalisation politique de l’affaire du « printemps des arts ». Une fois de plus, il s’agit de détourner l’attention du peuple des problèmes de l’heure (les fraudes au baccalauréat par exemple, mais on peut ajouter les questions économiques, etc.), tout en accusant les fidèles de l’ancien régime de semer le désordre dans la rue et tout en préparant les esprit à des mesures de plus en plus répressives, en quelque sorte expérimentées dans le domaine de la culture (les parlementaires Ennahda s’étant empressés d’évoquer la mise en place d’une législation contre l’« atteinte au sacré »).
La thèse de la manipulation pourrait être séduisante si elle n’ouvrait pas à toutes sortes de lectures totalement contradictoires. Certains considèrent ainsi que les violences qui ont poussé le gouvernement à imposer durant quelques jours un couvre-feu ont été en réalité voulues par les salafistes et Al-Qaïda (dont le « représentant en Tunisie » a publié fort opportunément un communiqué appelant à la guerre sainte) afin de pousser le parti Ennahda, juger trop mou, à prendre des mesures énergiques pour « salafiser » la société. Pour d’autres, l’affaire du « printemps des arts » est bien une provocation d’Ennahda afin d’élargir le champ des confrontations entre le libéral « président provisoire de la République » et le gouvernement dominé par Ennahda. De fait, éclatait un peu plus tard l’affaire de l’ « extradition sauvage » de l’ancien Premier ministre libyen Baghdadi Mahmoudi, livré aux autorités, assez peu légalistes, de Tripoli, en dépit de toutes les promesses de Moncef Marzouki… D’autres encore considèrent que lesdites violences sont tout simplement des provocations de la part des nostalgiques du régime pour déstabiliser le pays et préparer le retour des partisans de l’ordre ancien qui, comme par hasard, tenaient leur premier grand meeting cette semaine-là…
(A suivre : la culture et le politique, après le printemps, et pas seulement le printemps des arts…)