Enquête sur l’Inquisition – entre pardon et fin des victimes

Publié le 03 juillet 2012 par Tchekfou @Vivien_hoch

Le 12 mars 2000, le Bienheureux Jean-Paul II a demandé pardon pour les fautes de l’Eglise au cours de l’histoire, en particulier au sujet de l’Inquisition. Nous voulons rester fidèle à l’esprit de cette repentance en prenant soin de ne pas légitimer ces dérives mais de les expliquer. A la suite de René Girard, il ne faut pas oublier que nous condamnons l’Inquisition au nom des exigences chrétiennes. « Nous ne pouvons pas la condamner au nom du Mahâbhârata, qui est constitué d’une série de meurtres alternés, à peu près dans le style de l’Iliade ! » (Celui par qui le scandale arrive, p.121). De la même façon, si nous condamnons la pédérastie, c’est toujours au nom des exigences chrétiennes et pas du tout au nom des rituels d’initiation sociale de la Grèce antique ou d’autres civilisations qui continuent de la pratiquer.

Il ne s’agit aucunement de répondre maladroitement aux caricatures qui continueront d’être entretenues à ce sujet ; d’ailleurs, il ne faut pas s’en offusquer. Les railleries cyniques sont une réaction naturelle du vieil homme ; c’est une étape nécessaire pour les transfigurer. Elles sont le lot des chrétiens et bien peu chrétien qui s’en offusque – dans Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard a des lignes admirables pour rappeler la réaction parodique du vieil homme face au Oint d’Israël : « Tout triomphe comporte sa séquence d’humiliations sadiques qui déchaîne les rires et qui fédère les rieurs dans l’unanimité vindicative [telle] une pluie d’atomes agrégés soudain en Populus Romanus. » (p.77)

Pour unir les hommes, il faut passer par le sacrifice de soi ; pour retourner les yeux de l’intelligence, le dépouillement du vieil homme élève la vérité en sa « sainte simplicité ». De fait, le Ludibrium, rituel romain, fonde l’histoire chrétienne ; « la scène primitive du christianisme – le supplice servile de la croix réservé à celui qui se prétend Dieu, la flagellatio, l’inscription Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum, le manteau pourpre (veste purpurea), la couronne royale faite d’épines (coronam spineam), le sceptre de roseau, la nudité infamante » (p.79), tout cela, oui, relève du rite carnavalesque destiné à provoquer le rire, digne du vieil homme, lequel idolâtre sa propre raillerie en oubliant l’innocence de la victime.

Si Bergson a pu mettre en évidence le geste mécanique nécessaire pour provoquer le rire, il a omis l’expulsion qu’il traduit, une sorte de lapidation par la parole. C’est pourquoi le rire universel qui fascinait tant Baudelaire se retrouve notamment dans l’humour juif qui joue constamment avec l’auto-dérision. C’est un réflexe qui peut avoir ses dérives, c’est certain, dans la mesure où il sécrète une auto-sacralisation qui s’ignore. En conséquence, peut-être le rire le plus exquis serait celui qui feint de ne pas en avoir. Bref, la mise en scène de l’indécence est une étape pour révéler la logique sacrificielle et, surtout, Celui qui 1) la transfigure 2) lui pardonne.

Les chrétiens doivent comprendre que ces crachats sont le salaire de ce qu’ils sont. Ils doivent refuser de jouer la mécanique victimaire, laquelle est un réflexe proprement satanique, c’est-à-dire accusatoire. Réclamer un statut de victime, ce n’est pas comprendre qu’on est déjà victime, c’est se faire dieu sans le Christ ou, pire, c’est réduire le christianisme, dans le champ politique, à des « valeurs ». Or, tôt ou tard, il faut choisir entre le bourgeois et le saint ; il n’y a pas de juste milieu. Lorsque nous sommes dans l’ordre de la raillerie, la raison ne suffit plus ; seule la présence, dans sa douceur et sa fermeté, révèle le mystère de l’être – mystère à prendre dans son sens hébraïque : un signe intelligible. Toutefois, si au cours de notre enquête, nous tendrons l’autre joue, il sera un devoir de corriger avec bienveillance bien des contre-sens ou des contre-vérités qui continuent d’être véhiculés.

Hygiène du vrai

L’objet de notre enquête n’est pas de rappeler les nombreuses réductions que tout le monde connaît mais de présenter des faits. Il existe une riche bibliographie au sujet de l’Inquisition et nous nous reporterons sur le livre très synthétique de Grégory Woimbée, l’Eglise et l’inquisition paru en 2009 chez Tempora. A l’école publique, laïque et obligatoire, on nous a appris cette leçon : l’Eglise, c’est le mal. Le Moyen Age, c’est l’obscurantisme avec toutes ses névroses – même si, rappelle l’auteur, « On ne reprochera jamais à l’Eglise d’avoir créé les Hôtels-Dieu et les Universités, ni à Dom Pérignon son champagne. » (p.20)

D’emblée, cette phrase a le mérite de mettre les choses au clair : « L’Inquisition est assurément d’Eglise, mais elle n’est pas l’Eglise et inversement. » (p.21)

« [Les adversaires de l'Eglise] ne s’identifient aux victimes d’hier que pour identifier l’Eglise d’aujourd’hui à leurs bourreaux. Ils commettent l’erreur de confondre continuité et immobilité. L’identité n’est pas une continuité immobile, elle est un devenir, et pour les tenants du progrès qu’ils s’estiment être, ils devraient au moins concéder à l’Eglise le pouvoir de progresser elle aussi [...] Sortir l’Eglise de l’Histoire pour lui reprocher son histoire n’a guère de sens. »

Ce rappel fait, place à l’analyse :

Trois inquisitions :

1) L’inquisition médiévale : fondée au XIIIe siècle contre les cathares (en savoir plus : La religion cathare : Le Bien, le Mal et le Salut dans l’hérésie ), tombée en désuétude au XV e siècle contre les mouvements spiritualistes paupéristes liés notamment à la crise au sein du mouvement franciscain. A ce sujet, Fabrice Hadjadj a une phrase volontiers provocatrice mais non dénuée de bon sens, quand on connaît sa mystique de la chair : « Vous faire comprendre que le corps n’est pas mauvais vaut bien que quelques soldats vous rentrent dans le lard. » (La foi des démons, p.26,27)

2) L’inquisition espagnole fondée en 1478 et abolie en 1834. Police de l’identité espagnole face aux nouveaux chrétiens, les conversos, morisques islamo-chrétiens et marranes judéo-chrétiens puis le protestantisme. Elle a empêché une guerre civile.

3) L’Inquisition romaine : fondée en 1542, abolie dans la plupart des Etats italiens, au cours du XVIII e siècle, maintenue comme organisme de la Curie romaine sous le seul nom de Saint-Office au début du XX e siècle, avant d’être remplacée par la Congrégation pour la doctrine de la Foi en 1905 – celle qui plaît tant à Caroline Fourest.

Je me contenterais de souligner quelques petites vérités que l’auteur met en évidence avec simplicité :

« Le clergé, majoritairement, s’en tint à l’excommunication, les peines séculières étant plutôt réclamées par le monde laïc. » (p.49)

« Les premiers bûchers naquirent de la réaction populaire. » (p.49 un peu comme les partisans de la peine de mort encore aujourd’hui ou la phase dite d’”Epuration” à la libération du pays en 1945)

« L’Eglise ratifia une politique répressive plutôt qu’elle ne la suscita. C’est ce que montre les actes législatifs et la chronologie des faits. » (p.78)

Quant à la torture, l’Eglise y fut hostile jusqu’au XIIIe siècle. De plus en plus d’ecclésiastiques la refusèrent. « toujours exceptionnelle et limitée. », sans aucune mesure avec la pratique civile du supplice…« Jusqu’au XIII e siècle, elle est même officiellement interdite pour les cas d’hérésie, mais utilisée dans la justice civile dès le XII e siècle à la faveur du droit romain et de son retour en force. » (p.93). Elle fut autorisée par le pape Innocent IV dans sa bulle Ad extirpanda du 15 mai 1252 et l’usage fut confirmé par Alexandre VI et Clément V. « Elle était beaucoup plus limitée que dans l’usage civil : la mutilation était interdite ainsi que le danger de mort. ». « La torture n’était pas sadique ou maniaque. Elle était considérée comme un élément de la pratique juridique du droit romain. » (p.96). Des inquisiteurs condamnés à la prison à vie. Il est intéressant de voir apparaître une peine nouvelle, la prison. Nouveauté du XIIIe siècle liée à l’Inquisition, la prison est une peine qui renverse totalement les codes juridiques.

Une société organique, non abstraite

« Michel Foucault montre bien, dans Surveiller et punir (1975), que la critique du supplice n’est pas l’expression d’une sensibilité pour l’humanité du supplicié mais une critique de l’absolutisme [=j'ajoute qu'il faut lire Essais sur l'individualisme de l'anthropologue/sociologue Louis Dumont pour comprendre que cette critique est elle-même d'inspiration chrétienne]. A ceci près qu’il faut dire que l’Inquisition n’utilisait pas la torture comme supplice ou comme châtiment, comme dans la justice civile. » (p.96)

« Elle a été le symbole d’une société qui estime qu’elle ne peut subsister sans maintenir une solide unité religieuse et qui estime qu’il n’y a pas d’unité religieuse sans une précise orthodoxie, et qui pense que l’orthodoxie se tient essentiellement dans une totale obéissance aux hiérarchies établies. » (p.166)

Brillante synthèse que l’on pourra compléter avec les travaux de Jean-Louis Biget, normalien  spécialiste de la “question” : « L’inquisition ne saurait se réduire à une police de la croyance. Elle s’inscrit dans le mouvement global de la société qui correspond en Europe Occidental à la genèse, à l’affermissement puis à l’apogée de l’Etat moderne. »