Un Ermite avait, ce dit-on,
Un Paysan pour compagnon.
Quand l’Ermite parlait de Dieu,
Il lui demandait, insidieux,
Pourquoi Adam mangea le fruit
Dont le genre humain fut détruit
Et pourquoi, la pomme mangée,
Dieu ne voulut lui pardonner.
L’Ermite en fut souvent blessé,
Au point qu’il se mit à penser
A empêcher son compagnon
De lui poser la question.
Une grande jatte apportée
Sur une table fut posée.
Il y cacha une Souris.
Faisant défense à son ami
De s’en approcher peu ou prou
Et de regarder en dessous,
Il dit qu’il partait à l’Eglise
Pour y prier Dieu à sa guise.
Dès que l’Ermite fut parti,
Le Paysan, pensif, se dit
Qu’un grand mystère se cachait
Sous cette jatte qu’il gardait.
Il ne pouvait pas s’empêcher
De désirer la soulever
Pour voir ce qu’il y avait dessous.
L’ayant fait, il vit tout à coup
Surgir la Souris qui s’enfuit.
Quand son maître revint chez lui,
Il se fâcha très durement
Et lui demanda rudement
Pourquoi il l’avait soulevée
En dépit des ordres donnés.
Le paysan lui dit : « Messire,
Je ne pouvais plus y tenir :
Soit mon coeur allait éclater,
Soit je devais la soulever. »
« Et qu’est devenue la Souris ?
L’aurais-tu retenue ici,
J’aurais encor pu t’excuser… »
« Elle a filé, m’a échappé… »
« Ami, finissons à présent :
D’avoir voulu manger le fruit
Quand Dieu l’avait bien interdit :
Le Diable l’y avait poussé,
Par sa femme il l’avait trompé,
Lui promettant assez d’honneurs
Pour égaler le Créateur. »
A nul n’échoit de dénoncer
Les actes d’autrui, accuser,
Blâmer et jeter l’anathème :
Que chacun s’en prenne à lui-même.
Tel qui aime à blâmer autrui
Ferait mieux de s’en prendre à lui.
Marie de France (XII siècle).
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