C’est incontestablement l’événement le plus important de l’irrésistible ascension d’Airbus depuis le lancement de l’A380 il y a une douzaine d’année : l’avionneur va s’installer aux Etats-Unis et y assembler une cinquantaine d’A320 par an. Une opération hautement symbolique, l’expression d’une forte volonté d’ambitions résolument mondiales. En 40 et quelques années seulement, Airbus est bel et bien devenu planétaire.
Quand on a connu les premiers pas, les espoirs fous, l’incrédulité d’observateurs bien intentionnés, la perplexité des politiques, le mépris à peine contenu de Lockheed et Boeing, on se prend à sourire. Certes, la future usine de Mobile, dans l’Alabama (notre illustration), similaire en potentiel industriel à celle implantée en Chine, ne changera pas fondamentalement les grands équilibres industriels de la planète Aviation. Mais ce n’est certainement qu’un début.
Ce contexte rappelle indirectement celui du lancement de l’A300B, au printemps 1969 : Roger Béteille, concepteur de ce premier gros porteur bimoteur, avait imaginé d’entrée que cet appareil novateur serait le point de départ d’une grande famille. D’où la prise en compte dès le premier jour de dérivés futurs, une grande lignée dont l’aboutissement serait un quadriréacteur long-courrier, préfiguration de l’A340. Là aussi, tout était dans le symbole, l’installation espérée de l’Europe sur un marché essentiel alors contrôlé à près de 100% par les seuls Américains. Mais, avoua plus tard Roger Béteille, il ne fallait en aucun cas faire état publiquement de telles ambitions, de peur d’effrayer tout le monde…
D’où la pensée émue et reconnaissante que mérite aujourd’hui Roger Béteille, 90 ans, ultime témoin encore de ce monde de l’époque héroïque de la création d’Airbus. Témoin et surtout acteur volontariste, aux côtés d’Henri Ziegler et Felix Kracht. Bien entourés, compétents en même temps qu’audacieux, ils ont construit les fondations solides d’un avionneur sorti de nulle part qui, le temps d’une demi-vie, affiche aujourd’hui un bilan tout simplement remarquable : 11.500 commandes, 470 utilisateurs, 7.200 appareils livrés, trois et bientôt quatre chaînes d’assemblage, des implantations de par le monde et, pour la lignée des A320, un record absolu. La cadence de production va bientôt atteindre 42 exemplaires mensuels, du jamais vu dans l’histoire de l’aviation civile, avant que ne s’y ajoutent les avions américains.
Il serait malvenu de gâcher son plaisir en évoquant des réticences entendues ici et là. Quelques esprits chagrins français, notamment, se préparent à dire au gouvernement Ayrault, et notamment à Arnaud Montebourg, qu’Airbus donne un mauvais exemple de délocalisation, exporte des emplois. Espérons que l’un ou l’autre interlocuteur éclairé leur dira qu’ils n’ont rien compris aux règles qui régissent le secteur aéronautique, pire, qu’ils se sont trompés d’époque. Airbus et l’ensemble du groupe EADS recrutent chaque année des milliers d’ingénieurs et techniciens et montrent jour après jour ce dont est capable une Europe unie. Malgré quelques bisbilles franco-allemandes, quelques faux pas heureusement sans grandes conséquences.
La joie s’est installée dans l’Alabama, Etat américain qui a beaucoup souffert ces derniers temps. Un bon millier d’emplois nouveaux y seront tout particulièrement bienvenus, tout comme le prestige d’un rôle industriel enviable. En traduisant littéralement une expression consacrée typiquement américaine, Airbus vient de mettre Mobile sur la carte (has put Mobile on the map). L’échec du ravitailleur KC-330 y avait été durement ressenti, alors que toute une région imaginait déjà devenir la terre d’accueil d’une belle et grande usine. Un espoir durement déçu, pour cause de patriotisme économique U.S., à relativiser dans la mesure où les Européens en auraient probablement fait autant.
Les premiers commentaires de Boeing déçoivent. La chaîne A320 américaine ne changera pas la face du monde, bien qu’elle recèle aussi un brin de provocation. Mais il est étonnant que Chicago et Seattle se précipitent sur ce prétexte pour affirmer une fois de plus qu’Airbus est subventionné par des gouvernements européens. C’était vrai, bien sûr, à l’époque des A300B et A310 mais, inversement, la gamme A320 est devenue une extraordinaire machine à faire du cash, à générer des bénéfices. On a oublié que le «business plan» de l’A320, élaboré en 1984, prévoyait au mieux la production de 600 exemplaires du futur 150 places. Soit, au rythme qui sera atteint à l’horizon 2018, un an de production.
Voici donc le parc industriel baptisé Brookley Aerocomplex de Mobile entré dans l’histoire de l’aviation. Et l’A320, non pas davantage américanisé mais promu citoyen du monde.
Pierre Sparaco - AeroMorning