Pour mémoire et sans inutiles fioritures, il semble pertinent de rappeler que l’oxymore associe deux termes opposés dans le même groupe grammatical. Il a pour fonction de créer un effet de surprise et d’exprimer quelque chose hors de la logique ou hors de l’attente du destinataire. Dans les environnements hypermodernes des sociétés aux technologies sans cesse renouvelées, la production et la consommation de la marchandise communication se sont emballées au point d’être aux avant-postes des économies. Stigmatisant l'idéologie de la transparence proposée par Facebook dont la « rhétorique ostensiblement humaniste du slogan masque de considérables intérêts commerciaux », Evgeny Morozov avance l'idée que le réseau le plus en vue cherche à promouvoir une «solitude sociale ». Un qualificatif inattendu ! [Immature idéologie de la transparence, Le Monde, 1er juin 2012]. La pluralité des discours, la confrontation des thèses, l'inexorable avancée des tendances à la synthèse, au consensus et à l’équilibre des pensées suggèrent la production de formules qui font écho à ces orientations. Dans cette profusion de messages, l'oxymore est la figure qui domine la production rhétorique. L’oxymore qui a fait l’objet de plusieurs billets n’en finit pas de flasher autour de nous. Les lecteurs qui fréquentent ce blog pourraient même se demander si cette publication n’émarge pas à un groupement confidentiel de promotion et de défense d’une catégorie de figure.
http://rolandlabregere.blog.lemonde.fr/2012/03/15/des-societes-illisibles-le-jeu-en-trompe-loeil-des-nouvelles-rhetoriques/
Cet article procède d’un constat : l’oxymore s’invite au banquet de la communication. Il cannibalise les gazettes après avoir saturé les petites phrases et les formules de séduction. Il surcharge les discours et évacue les autres figures. L’oxymore entraîne commentaires et métacommunications, c’est là son succès. L’oxymore est désormais de tous les messages. Sa banalisation signe son usure proche.
L’oxymore comme stratégie de communication
Consacré par une stratégie de la communication politique adaptée à l’attente populaire en rupture du sarkosysme incarnant une hyper-présidence, le président élu est passé du statut de candidat normal à celui de président tranquille. Cet état de calme ordinaire, inattendu dans un pays qui reste soumis malgré tout au souvenir de la monarchie, fait sourdre des commentaires qui consacrent la nature « oxymorique » de la nouvelle présidence. Il s’agit de montrer que le style de la pratique du pouvoir est renouvelé. Tout le monde s’y met. « Longtemps l’Europe a su gérer ses crises successives grâce à une méthode bien à elle et qui ne manque pas de mérite : l’ambiguïté constructive ». [Le Monde, 9 juin 2012]. François Fillon est renversé par « la simplicité ostentatoire » de Françoise Hollande. François Bayrou, toujours mobilisé par son aventure alchimique pour l’instant sans résultat, se voit comme le chantre d’un « centre indépendant ». Un centre qui ne serait ni attaché à gauche, ni attaché à droite serait alors réduit à l’état de point, mais un point autonome, c’est là sa grâce. Un point, c’est tout !
Le pouvoir précédent s'était servi des oxymores pour camoufler les zones noires de sa vision du monde. Pour faire bonne figure aux nostalgiques de l'Etat français, il inventa sans état d'âme le délit de solidarité. Ce dernier figure en bonne place dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), qui dispose que «Toute personne
Joyeusetés catastrophiques
Avec le livre que Jean-Baptiste Fressoz consacre à une histoire politique du risque technologique et à sa régulation, L’apocalypse joyeuse [éditions du Seuil, 2012], l’oxymore invite à une réflexion sur la catastrophe écologique qui se dessine. L’ouvrage dont la presse vante les mérites et la précision fait mouche avec un titre qui pousse le lecteur à aller de l’apocalypse à la joie en dépit de ce qu’il lit. Le titre parle de lui-même.
L’apocalypse est franchement paillarde même si l’avenir de l’humanité est supposé s’achever en 2023 selon Arto Paasilinna dans son roman, Le Cantique de l’apocalypse joyeuse, où se mêlent sans confusion, l’utopie, le fantastique, la dérision et l’humour façon finlandaise. L'ouvrage est paru en 2008.
Une utopie paillarde
De son côté le critique d’art Jean Clair, commissaire de l’exposition Vienne 1880-1938 tenue au Centre Beaubourg (1986) nomme cette période L'apocalypse joyeuse en raison de la fascination qu’exerça la ville en Europe jusqu'à la montée du nazisme.
Vienne 1880-1938
Avec des intentions diverses, l’ouvrage savant, l’œuvre de fiction et le discours artistique reprennent une formule choc qui incite à la réflexion et à la prise de position personnelle. Qui serait contre une joie bienvenue pour tempérer l’angoisse de l'apocalypse qui découlerait d’une catastrophe écologique ? Qui refuserait d’entrer dans une histoire qui conduit le lecteur de la chute du mur de Berlin à la fin du monde un peu plus de trente ans plus tard ? Qui n’aurait pas envie de mettre en avant la beauté vue par Klimt pour compenser la noirceur des années d’avant-guerre ? L'apocalypse joyeuse est un oxymore à usages multiples : il ouvre à la réflexion, à la jubilation et à la contemplation.
Le déclin d’une utopie modérée
La conférence de Rio qui s’est terminée il y a peu interroge la relation entre la protection de l’environnement et la croissance des économies. Les deux sont-elles incompatibles ? L’économie dite verte est-elle possible dans un contexte de dépression où les choix et les décisions sont nécessairement imprégnés d’une vision à court-terme ? Le Monde [20 juin 2012] passe au scalpel les conditions d’existence d’une « vraie économie verte ». Celle–ci doit générer « une croissance verte » et donc faciliter l’émergence d’emplois verts. Formellement la juxtaposition des deux termes produit un classique oxymore. Mais l’auteur rappelle que cette croissance verdie ne peut s’épanouir que dans le contexte d’une économie en bonne santé. L’exemple montre bien en quoi l’oxymore, figure emblématique des communications du temps présent, est néanmoins attaché à une weltanschauung, c’est à dire une vision du monde. Croissance verte est un bel oxymore pour les tenants de la décroissance et pour les écologistes alors que cette expression pour les économistes témoigne d’une orientation possible pour le développement de nouveaux emplois. Les néolibéraux, de leur côté, tiennent croissance verte pour une formule creuse et ambigüe. Cet exemple montre que l’oxymore est la figure de rhétorique qui est la plus adaptée à la communication d’aujourd’hui toujours en quête d’un bon ratio efficacité /efficience. C’est de plus une figure d’une grande plasticité. L’oxymore, figure de proue de la communication publique, est dépendant du contexte dans lequel il se développe.
En restant dans le domaine de l’écologie, l’expression sénateur écologiste (ou député écologiste) n’appelle aujourd’hui aucune réserve dans le champ politique. Tout au plus, quelques militants libertaires peuvent se gausser de l’attelage des deux termes. Si l’on se projetait quelques décennies en arrière, on constaterait qu’il ne serait venu à l’idée d’aucun penseur de l’écologie politique d’imaginer un jour la présence au Palais du Luxembourg d’un groupe de sénateurs écologistes construit comme une force d’appoint du courant socialiste. « Oxymore ! » se seraient alors indignés les pionniers de l’écologie politique qui n’entrevoyaient pas un seul instant l’utopie dont ils concevaient les premiers traits se corrompre dans une approche gestionnaire de la politique. A quel moment l’hypothétique syntagme sénateur écologiste a cessé d’être un oxymore improbable pour devenir un intitulé gravé sur le bristol élégant d’une carte de visite officielle ? Difficile de le dater avec précision, mais cela s’est réalisé quand les écologistes ont accepté les règles de la politique gestionnaire au détriment des valeurs fondatrices. A ce moment-là, le discours écologiste s’est reconnu dans la rhétorique de la communication publique qui se pare d’argumentaires scientifiques pour assoir sa crédibilité. Sénateur écologiste ne peut donc plus être considéré aujourd’hui comme un oxymore. Le crédit politique du courant écologiste tient à son acceptation de la rhétorique de la technocratie.
Peu après le 20ème anniversaire du premier sommet de la Terre à Rio, le gouvernement autorise tous les permis de forages exploratoires d’hydrocarbures après qu’ils aient été suspendus par la ministre de l’Ecologie, priée depuis d’abandonner l’écologie pour le commerce extérieur. En écho à cet événement, « Ministère de l’écologie, du développement durable et de l'Energie » devient un oxymore pour les défenseurs de l’environnement et les militants associatifs attentifs à la préservation des milieux naturels. Pour les lobbies pétroliers, « Ministère de l’écologie du développement durable et de l'Energie » n’est pas un partenaire sérieux. C’est tout simplement une notion de l’ordre du non-sens. Seul Matignon prend les bonnes décisions. Une fois de plus, l’oxymore apparaît comme une figure qui sollicite la participation du destinataire du message. La polémique, les dissensions sollicitent la créativité et aiguisent l’imagination.
Les flux de la communication publique génèrent la fabrique d’oxymores en grand nombre. Sans être récente (une des principales forces politiques du Mexique est le Parti révolutionnaire institutionnel, né en 1929) cette tendance fonctionne aujourd'hui à plein régime. Le contexte de l’énonciation est déterminant. Les écologistes sont-ils déçus par les certitudes raisonnables du gouvernement ou par l’audace modeste dont ce même gouvernement fait preuve ? L’oxymore devient vite un outil de jugement ou d’un état d’esprit, celui de la rancœur apaisée.