
Extrait Jusqu’au petit matin, j’ai rêvassé, allongé, à genoux ou à quatre pattes, sur les photos de notre bonheur mort. J’ai revu le ciel et la terre au temps où ils me grisaient, au point qu’il m’arrivait parfois, lors de promenades en montagne, à la tombée du jour, quand les lièvres et les renards commençaient à danser, de crier de joie sur mon promontoire, comme les oiseaux ou les bergers. « Il faut profiter de la vie pendant qu’il en est encore temps », disait Isabella. Je profitais. Souvent, je me dis que les six années de notre très grand amour furent mes plus belles années. Nous tirions le diable par la queue, je n’arrivais pas à payer chaque mois ma pension alimentaire pour Mehdi mais, bon, c’était bien. Je n’écrivais presque plus. La vie me prenait trop de temps. Je ne crois pas que la littérature en souffrait. Moi non plus. Héraclite a bien résumé le drame de l’espèce humaine : « On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau. » Il n’y a pas d’autre explication à la mélancolie et aux regrets qui, sans cesse, nous serrent le cœur. Avec Isabella, je me baignais toujours dans la même eau. Le bonheur, c’est l’illusion que rien ne passe et que tout demeure. J’étais heureux. Tout s’était arrêté, dans notre maison de Provence, à commencer par le temps. Les jours se ressemblaient ; ils étaient tous voués à l’amour. Gallimard