L’intermédialité entre histoire de l’art et littérature
Dans les années 1950 la poésie expérimentale devient concrète, sonore et visuelle, tandis qu’au même moment l’art conceptuel se tourne vers le langage verbal. La notion d’intermédialité éclaire cette perméabilité des arts et des lettres, tout en permettant de redéfinir leur spécificité.
« Art & Language » est le nom d’un groupe d’artistes conceptuels fondé en 1968, et résume un des phénomènes de l’histoire culturelle de la seconde moitié du XXe siècle : la tendance, commune aux arts visuels et à la poésie expérimentale, à explorer les rapports entre langage verbal et langage visuel. Ces interrogations s’expriment dans la pratique esthétique par des phénomènes d’intermédialité, c’est-à-dire par la recherche d’une transgression, voire d’une fusion des frontières entre les arts. Le concept est énoncé au début des années 1960 par l’artiste Fluxus [1] Dick Higgins sous le terme d’« intermedia », littéralement, « entre les média », et « se définit par le mélange inédit des média entre eux : les techniques intermédiaires impliquent une fusion conceptuelle de l’élément visuel avec le texte ; d’où la calligraphie abstraite, la poésie concrète, et la poésie visuelle » [2]. La référence explicite de l’artiste Fluxus aux phénomènes de poésie expérimentale – la poésie concrète, la poésie visuelle – montre le chevauchement entre les champs artistique et littéraire de cette époque. Certains artistes Fluxus comme Dick Higgins, Daniel Spoerri ou Emmet Williams ont d’ailleurs aussi produit des poèmes visuels. Alors que Fluxus et le mouvement de l’art conceptuel proposent une esthétique où le recours au langage verbal et au discours prend une place prépondérante voire exclusive, la poésie expérimentale de la même époque tend à matérialiser le texte qui devient objet visuel ou sculptural.
Poésie expérimentale
Par poésie expérimentale on entend différents mouvements tels que ceux de la poésie concrète, visuelle et sonore. La poésie concrète apparaît au début des années 1950 dans les pays germanophones et une vingtaine de pays du monde comme, entre autres, au Brésil, aux États-Unis, en Italie, en Suède. On attribue la paternité du terme de « poésie concrète » au poète suisse Eugen Gomringer qui publie en 1954 son manifeste « Du vers à la constellation ». Dans ce manifeste, il constate que la langue de la littérature n’est plus adaptée au monde de la communication moderne. La nouvelle poésie doit être un objet à voir, immédiat, jouant avec la matérialité visuelle et sonore du langage pour le libérer de sa fonction référentielle. Le poème peut même n’être constitué que de deux ou trois mots qui forment une « constellation » de mots sur l’espace de la page, remplaçant le vers de la poésie traditionnelle. La poésie concrète est un phénomène très représenté dans l’espace germanophone, on peut citer le groupe de Vienne (1954-1967), dont Gerhard Rühm est l’un des représentants. En Allemagne, à Stuttgart, mais aussi Darmstadt et ailleurs, des auteurs comme Franz Mon (1926), Claus Bremer, Reinhard Döhl ont expérimenté dans ce sens. Outre la « constellation », on distingue différentes formes de poèmes concrets : l’idéogramme (l’agencement des lettres sur la page formant une image), le typogramme (jeu avec la typographie), le pictogramme (texte prenant la forme d’une image, rappelant les poèmes baroques ou calligrammes d’Apollinaire). Au début des années 1960, la poésie visuelle inclut dans son esthétique le collage de textes et d’images, des installations textuelles sur des espaces muséaux et urbains, comme celles des poètes-plasticiens Ferdinand Kriwet, Franz Mon ou le poète-plasticien tchèque Jiří Kolář (1914-2002), connu pour ses poèmes visuels, ses poèmes-objets et pour ses collages et « Rollages » (juxtaposition de deux images célèbres découpées en bandes régulières et intercalées).