Magazine Culture

Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga

Par Liss
"Notre-Dame du Nil" est le nom d'un lycée, situé à quelques kilomètres du Nil, de sa source plus précisément, au Rwanda. Celle-ci est placée sous la bienveillance d'une Madone, représentée avec les caractéristiques des autochtones : elle est noire et pourrait faire penser à une Rwandaise. Elle est baptisée "Notre-Dame du Nil". Bien évidemment le lycée construit tout près de ce lieu, devenu lieu de dévotion, porte le même nom, d'autant plus que c'est un établissement pour filles uniquement, pour la future élite féminine du pays, autrement dit des jeunes filles appelées à un destin et un comportement exemplaires, enviables, comme ceux de la Vierge.
Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga
Fréquenter le lycée Notre-Dame du Nil, c'est avoir la garantie d'un "beau mariage" puisque les personnalités du pays viennent choisir là leurs épouses, les hommes politiques surtout. Autant dire que n'y entre pas qui veut, il faut en général être issue d'une famille aisée et surtout réussir les concours d'entrée, répondre aux critères de sélection. Un critère en particulier est examiné de près : Hutu ou Tutsi ? Les filles Tutsi sont acceptées en nombre très limité, un quota est établi chaque année, qui doit être scrupuleusement respecté au risque de provoquer le mécontentement de celles et ceux dont le zèle n'a d'égale que leur ambition personnelle.
Ainsi, alors que le roman se présente au départ comme une innocente invitation au coeur d'un établissement pour jeunes filles, afin d'y vivre les préoccupations de leur âge, l'esprit de compétition qui y règne,  les rêves qui sont les leurs, il devient une sorte de loupe révélant la présence de quelque chose de monstrueux, qui se précise peu à peu et se développe à une allure vertigineuse.
Notre-Dame du Nil, de Scholastique Mukasonga
Le lecteur est très tôt confronté à des éléments inquiétants, il est gagné par la peur diffuse qui anime certains personnages malgré eux, une peur qui se cristallise autour de la question des origines. Il y a d'une part les "vrais Rwandais qui ont la force de manier la houe" ou "peuple de la houe", "race majoritaire",  les "Bahutu" dont la terrible Gloriosa se targue d'être un bel échantillon ; et d'autre part ceux qui seraient venus d'ailleurs : d'Ethiopie ? de l'empire des pharaons noirs ? Ils sont assimilés à des "parasites", des "Inyenzi", des "cafards", comme Veronica et Virginia, qui auront à affronter le mépris de leurs camarades et connaîtront les plus mauvais traitements. Celles qui sont "métisses", moitié hutu, moitié tutsi, ont une position encore plus délicate. Suscitant la méfiance d'un côté comme de l'autre, elles devront s'efforcer de faire oublier leur part tutsi aux yeux des Hutu, même si elles ne sont pas insensibles à tout ce qui touche les Tutsi dont elles se sentent proches. Cette dualité peut se révéler d'une extrême ingratitude, comme l'expérimentera Modesta.
Malgré l'étroite surveillance et les brimades dont elles peuvent être l'objet au sein du lycée, les jeunes filles tutsi multiplient les efforts pour y être acceptées, car la pespective de faire des études au lycée Notre-Dame du Nil et même de les poursuivre au-delà représente pour elles le moyen de sortir de leur condition d'opprimées : "Quand on est étudiante, pensait Virginia, c'est comme si on n'était plus ni hutu ni tutsi, comme si on accédait à une autre "ethnie". " (p. 125)
La fracture ethnique est telle qu'il n'est plus possible de vivre librement, de respirer pleinement, de se sentir comme les autres... La sérénité, il faut désormais la chercher au bout de l'exil. Cette fracture est apparue avec l'implantation du colon qui, tour à tour a encensé les uns et maudit les autres, au point que les enfants d'un même pays se sont transformés en irrémédiables ennemis. Voici le témoignage du père Pintard :
"Lorsque je suis arrivé au Rwanda, cela fera bientôt quarante ans, on ne jurait que par les Tutsi, les évêques comme les Belges. [...] Et puis les Belges et les évêques ont retourné leur veste, ils ne jurent plus que par les Hutu, les braves paysans démocrates, les humbles brebis du Seigneur." (p. 152)
Des termes comme "se déhutuhiser" ou se "détutsiser" font leur apparition ; des enfants ont honte de leur mère parce qu'elle est de l'autre ethnie et lui en veulent même parce qu'à cause d'elle ils estiment porter une tache. Ce sont des choses tellement choquantes qu'on perçoit avec une vive acuité la lourde responsabilité qu'ont les parents dans l'éducation de leurs enfants et la formation de leur mentalité. Avant d'accuser la société en général, ce sont d'abord les parents qui sont responsables de leur progéniture : quelles valeurs lui transmettent-ils ?
Activisme politique, orgueil démesuré de ceux qui se considèrent comme des êtres supérieurs, occidentalisation des mentalités (blanchiment de la peau, défrisage des cheveux...), hypocrisie religieuse, chantages sournois... le roman révèle tout cela avec une simplicité qui souligne davantage l'implacable marche d'un pays vers un sombre destin. Il se veut également préservation des mythes et des légendes qui constituent le patrimoine culturel d'un peuple, autrement dit son âme, des mythes auxquels l'auteure offre comme une seconde jeunesse dans les pages de son livre. Mais le roman Notre-Dame du Nil montre avant tout la genèse d'un génocide qui s'est perpétré dans la plus grande indifférence.
Scholastique Mukasonga (rescapée du massacre des Tutsi), Notre-Dame du Nil, Gallimard, 2012, 234 pages, 17.90 €.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Liss 2105 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines