Voici un article interessant paru dans le Supplément du monde, le 23 juin 2012 sur l'état de la philosophie en France aujourd'hui.
Mes cours de philosophie proposé à des adultes en groupes (8 personnes maximum) ou en individuel reprendront en septembre.
"Les nouveaux clients de la philo
Les lycéens ne l'aiment pas, elle dépérit dans les amphis. Mais auprès du grand public, lors de débats, dans des livres et des magazines, à la radio, la philosophie connaît un succès surprenant
La philosophie a ouvert le bal du baccalauréat. Lundi 18 juin, quatre heures durant, quelque 500 000 lycéens ont planché sur la dissertation de philosophie, qualifiée d'" épreuve reine ". Une spécificité bien française : aucun autre pays n'a inscrit la philo à l'examen de fin d'études secondaires. Au-delà du bac, la discipline serait à la mode, en France, en cette année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. Depuis une quinzaine d'années, les rencontres et débats font salle comble et le public cherche à dialoguer avec des philosophes dont les ventes de livres font pâlir d'envie les romanciers.
Cette prospérité d'une philosophie " grand public " tranche avec la misère de la discipline à l'université : manque d'étudiants, débouchés incertains, départements menacés de fermeture... Ce décalage violent dérange un peu l'image d'une France où la philosophie jouerait le rôle de religion de substitution.
Prenons le lycée. Avec un demi-million d'élèves de terminale (générale et technologique) et environ 80 000 étudiants de classes préparatoires, la philosophie en France a son public captif. C'est le cas depuis le début du XIXe siècle, quand la discipline a été introduite dans le secondaire avec l'idée de former les futurs citoyens à soupeser leurs avis et à voter. C'est aussi à ce moment que le philosophe Victor Cousin (1792-1867), ami d'Hegel et bref ministre de l'instruction publique, consacre la dissertation comme l'exercice par excellence d'évaluation de la discipline.
L'idéologie qui règne depuis consiste à former les élèves à l'" exercice réfléchi du jugement ". Il valorise le " penser par moi-même " de l'élève plutôt que l'étalage de connaissances sur l'histoire de la philosophie, comme cela se fait en Italie par exemple. Ce cadre est pourtant de plus en plus difficile à tenir. Car il ne séduit plus les élèves. Beaucoup sont découragés par leurs heures de philo, n'y entendent rien, s'ennuient, trouvent la discipline trop éloignée de leur quotidien. Sauf, et c'est central, lorsqu'un professeur trouve les mots justes : dans ce cas, la matière peut s'avérer passionnante.
L'ancien doyen de l'inspection générale de philosophie Jean-Louis Poirier l'a constaté dans son rapport sur " L'état de l'enseignement de la philosophie en France en 2007-2008 ", qui fit grand bruit auprès des 5 000 à 6 000 professeurs de terminale et de prépa : " Il faut bien le reconnaître, une masse assez importante d'élèves manifeste une indifférence totale et sans nuance à l'aspect libérateur de la philosophie, et considère à tous égards qu'elle perd son temps. "
Pour Luc Ferry, un des prédécesseurs du ministre de l'éducation nationale Vincent Peillon (qui n'a pas souhaité répondre à nos questions), et qui est, comme lui, agrégé de philosophie, la classe de terminale demeure " un cours d'instruction civique ". Mais la question de l'évaluation, qui donne aux élèves une forte impression d'arbitraire, continue à demeurer en suspens.
Cécile Victorri, professeure dans un lycée de Sarcelles (Val-d'Oise), résume la situation : " Les élèves perçoivent la philosophie comme une matière très difficile, dans laquelle ils n'ont pas les moyens de progresser, du moins quand ils ne connaissent ni les langues ni les codes qu'elle véhicule. " Frédéric Dupin, jeune professeur de philosophie qui enseigne à l'IUFM de Paris, a eu la surprise de voir certains de ses élèves à qui il expliquait que la philosophie visait à les délivrer de leurs " opinions communes " lui répondre qu'eux tenaient à ces opinions et ne voyaient pas pourquoi ils s'en affranchiraient. Cette difficulté conduit dans sa génération de professeurs à deux attitudes : soit une résistance désespérée, soit une " fuite vers la fac ".
L'une des pistes pour faire évoluer un enseignement que deux siècles ont laissé quasiment intact consiste à introduire de la philosophie dès la seconde, voire en première. Suggéré il y a plus de trente ans par le Groupe de recherches sur l'enseignement philosophique (Greph) - constitué après des états généraux de la philosophie dans lesquels le philosophe Jacques Derrida joua un rôle moteur -, ce bouleversement n'a été officialisé qu'à partir de la rentrée de septembre 2011, et encore, de façon facultative.
Le projet était moins d'apprendre l'histoire de la discipline que de pratiquer des " interventions ciblées " dans les cours des enseignants d'autres matières : le professeur de philosophie compléterait par exemple un cours de mathématiques sur les probabilités par un exposé sur la notion de hasard. Les premiers résultats semblent modestes et il est trop tôt pour juger du caractère révolutionnaire ou pas de ce désenclavement.
Au lycée, au moins, la philosophie est protégée par son caractère obligatoire. Elle est encore plus mal en point à l'université, où les amphithéâtres se vident année après année. Les départements concernés doivent faire preuve d'astuce pour survivre - on ne compte plus les doubles licences (philosophie-lettres, philosophie-droit ou encore philosophie-histoire). La faculté de Nanterre, haut lieu de la philosophie contestataire dans l'après-Mai 68, a vu fondre le nombre de ses " philosophes " et a dû créer une licence multidisciplinaire, baptisée " humanités ". " Dans les années 1990, nous avions 100 inscrits en première année de licence de philosophie, puis nous sommes tombés à 50. Mais depuis trois ans, les effectifs remontent ", affirme Jean-François Balaudé, président de Nanterre.
Dans d'autres universités, cet enseignement a failli disparaître. Ainsi à Reims : " Avec nos 80 élèves entre la première et la troisième année de licence, nous n'étions pas rentables, reconnaît Véronique Le Ru, maître de conférences et directrice du département de philosophie. Nous nous sommes battus pour ne pas fermer. "L'université a fusionné ces étudiants avec ceux qui suivent le cursus philosophie à distance - une cinquantaine - et a signé deux conventions, l'une avec Sup de Co Reims, l'autre avec la faculté de médecine. A Nice, il a fallu aussi réagir. " Nous avons été contraints de fermer des options philosophiques très spécialisées qui intéressaient trop peu de personnes ", explique Michaël Biziou, maître de conférences.
Pour Anne Fraïsse, présidente de l'université Montpellier-III, la stratégie de fusion avec d'autres disciplines, si elle n'est pas absurde, " appauvrit forcément l'enseignement de la philosophie. Offrir cet enseignement à des médecins en quête d'éthique, ce n'est pas faire de la philosophie ! " Corine Pelluchon n'est pas de cet avis. Pour cette maître de conférences à l'université de Poitiers et spécialiste de bioéthique, " il est tout à fait possible de faire cours à des médecins en gardant la rigueur des textes ".
Le peu d'intérêt n'est pas la seule raison de la désaffection des étudiants. C'est peu dire, d'abord, qu'un master de philo n'offre pas vraiment de débouchés professionnels. Et pour ceux qui auraient la vocation de l'enseignement, le nombre de places au capes et à l'agrégation est en chute libre : entre 2002 et 2011, le nombre de candidats est tombé de 1 102 à 442, et le nombre de postes de 82 à 43. Ancien président du jury du concours de l'agrégation, Denis Kambouchner avance une autre explication : " Les candidats vraiment brillants sont plus rares qu'avant. Les meilleurs sont attirés vers d'autres carrières. "
Olivier D'jeranian, gagné à la discipline par le charisme de son professeur de terminale, est un jeune agrégé passé par la fac et non par Normale-Sup, la voie royale. Il fait quasiment figure de rescapé : " La désillusion arrive en licence et en master. Le taux d'abandon est énorme. Les concours rendent la philosophie ingrate. Au bout de quelques années, les étudiants se disent qu'ils n'auront peut-être rien et qu'ils seront obligés de se réorienter. " En master 2, soit cinq ans après le début du cursus universitaire, ils n'étaient plus que deux ou trois étudiants venant de la fac, perdus parmi les normaliens et les khâgneux. " Je suis le seul de ma promotion à avoir passé l'agrégation ", conclut Olivier D'jeranian.
Quittons l'école ou l'université pour l'espace public, où la philosophie, en revanche, vit très bien. Sur France Culture, l'émission quotidienne " Les nouveaux chemins de la connaissance " fait un carton : chaque mois, 430 000 personnes la téléchargent. " C'est la première émission podcastée de France Culture et la deuxième de tout Radio France. Cela prouve que l'on peut tout aborder en philo, à la condition d'en parler clairement ", souligne Adèle Van Reeth, qui a pris la suite de Raphaël Enthoven en septembre 2011.
Les éditeurs de philosophes comme Luc Ferry, André Comte-Sponville et Michel Onfray, auxquels journaux, magazines et télévisions font souvent appel, se frottent les mains. Le Traité d'athéologie (Grasset, 2005) de Michel Onfray s'est vendu à 220 000 exemplaires, le Crépuscule d'une idole, toujours chez Grasset (2010), à 120 000. Chez Plon, Luc Ferry a vendu 240 000 exemplaires de son Apprendre à vivre (2006) et 100 000 de Sagesse des mythes (2008), deux ouvrages de vulgarisation. Enfin, le plus gros succès d'André Comte-Sponville, L'Esprit de l'athéisme, publié chez Albin Michel (2006), s'est écoulé à 110 000 exemplaires. Autre indice, le succès inattendu du mensuel Philosophie Magazine, lancé en 2006 et diffusé à 45 831 exemplaires en 2011 (chiffres OJD). Il s'est même exporté en Allemagne.
A quoi attribuer ce phénomène éditorial ? Sans doute Luc Ferry, avec André Comte-Sponville, Michel Onfray ou même Alain Badiou (dans certaines de ses productions) séduisent-ils le public à force d'écrire sur la vie, l'amour, la mort, sans les redoutables notes de bas de page. Sans doute placent-ils la philo en résonance forte avec des questions de société et d'autres qui peuvent toucher tout un chacun. Dans un numéro récent de la revue Esprit, le philosophe Michaël Foessel se demandait si le succès d'une production philosophique plus proche du développement personnel que de la spéculation de haut vol ne relèverait pas d'une sorte de révolte contingente de l'opinion contre le rôle grandissant des experts dans la société.
" Pure jalousie ! s'agace Luc Ferry, qui revendique sa condition d'expert et son statut d'universitaire. Nous sommes autre chose que des intellectuels médiatiques. " Pour lui, le philosophe populaire n'est pas une réalité nouvelle. Il rappelle que le philosophe comme loup solitaire correspond à une époque relativement brève, courant des années 1 850 à 1970, quand " sa figure se confondait avec celle de l'avant-garde ". Il ajoute : " En dehors de cette séquence, les philosophes ont toujours été célébrissimes : Voltaire était un homme riche et populaire et on reconnaissait Rousseau dans la rue. C'est le philosophe comme avant-garde qui constitue une illusion rétrospective. "
D'ailleurs, la philosophie en best-sellers n'est plus désormais un phénomène exclusivement français. Un jeune Allemand, Richard David Precht, a lui aussi rencontré récemment la faveur de centaines de milliers de lecteurs outre-Rhin, à l'instar d'Alain de Botton en Grande-Bretagne ou de Fernando Savater en Espagne.
Entre les deux philosophies, celle qui marche et celle qui souffre, les cloisons semblent étanches. Mais pas toujours. Certains pensent que la première peut faire du tort à la seconde. Tel enseignant a croisé un profane qui, nourri de Michel Onfray et de ses textes souvent acerbes contre la tradition, refusait, pour s'initier, de lire Platon, qui " mènerait au totalitarisme ", ou Kant, qui " aurait inspiré les nazis ". D'autres se rebiffent aussi contre cette idée que la philosophie aurait à proposer un sens à la vie, comme Mathieu Potte-Bonneville, spécialiste de Michel Foucault et dirigeant du Collège international de philosophie. Ce dernier juge que les succès de librairie occultent " la dimension critique de la philosophie " qui se doit, d'abord, d'embarrasser et de " subvertir la demande sociale " et non forcément d'y répondre.
Toutefois, des philosophes de profession sont eux aussi entrés dans la vague populaire. Ils participent de plus en plus à des rencontres, festivals, débats avec le public dont le nombre n'a cessé de grossir depuis vingt ans et qui, surtout, se perpétuent. En revanche, les " cafés philo ", qui ont proliféré au cours de la décennie 1990, perdent un peu de leur souffle, ne sont plus vraiment une alternative à l'école. Et on leur reproche généralement de se limiter à un affrontement d'opinions.
C'est justement le contraire que l'on pratique, depuis 2008, à l'Université conventionnelle, qui propose des cours du soir de philo, gratuits et ouverts à tous, dans divers espaces du nord-est de Paris. Le public est encore modeste, mais il va de l'employé au cadre supérieur, du non-diplômé à l'universitaire. Le site Internet reçoit 300 visiteurs par jour et les cours, en accès libre, sont téléchargés entre 1 000 et 2 000 fois. " La philosophie suppose une patience et une discipline propres. Et ce sont là des obstacles que les gens du commun sont justement les plus propres à lever véritablement car ils ne sont pas soumis aux nécessités professionnelles de l'université ou aux vanités d'auteurs, qui conduisent tant d'intelligences brillantes à croire penser ou juger librement quand elles ne font que céder à des facilités ou des passions communes ", souligne Frédéric Dupin, responsable de l'Université conventionnelle.
Le festival Citéphilo, qui a lieu depuis quinze ans à Lille, cherche aussi à allier ces deux exigences : rigueur des savoirs et accessibilité. " Nous n'avons jamais cédé à la philosophie facile ", disent Gilbert Glasman et Léon Wisznia, ses animateurs.
Aujourd'hui, la diffusion de la philosophie non académique passe de plus en plus par Internet, qui fourmille de blogs et de sites comme La vie des idées ou de revues en ligne (accessibles à travers des portails comme Cairn). Ainsi, la vénérable Société de philosophie, créée en 1901, se concentre de plus en plus, sous l'impulsion de Catherine Kintzler, professeure à Lille-III, à l'écriture de textes sur la Toile.
En dépit de cette effervescence, les consommateurs de philosophie grand public demeurent peu informés des débats et courants qui agitent les chercheurs. Prenons la philosophie dite " analytique ", qui s'est installée à l'université depuis une vingtaine d'années. Nous sommes très loin de Platon, Descartes et Kant. Ce courant, qui s'est massivement développé dans les grandes universités anglo-saxonnes, refuse de s'occuper d'objets métaphysiques ou de " poser la question de l'être " (Martin Heidegger), comme le fait la philosophie " continentale " depuis trois siècles. Son propos consiste à se préoccuper exclusivement de l'argument et du langage.
Les promoteurs français de la philosophie analytique, comme Jacques Bouveresse, Pascal Engel ou Vincent Descombes, ont longtemps fait figure de marginaux face aux courants " continentaux " dominants, comme la phénoménologie (Husserl, Heidegger) ou la philosophie politique (Tocqueville, Charles Taylor). Cette irruption ne va pas sans critique. Aux yeux de Pierre-Henri Tavoillot (université Paris-IV), la philosophie analytique donne l'impression qu'" elle se moque des enjeux contemporains ".
La technicité de la philosophie analytique rend peu probable une quelconque ouverture hors les murs académiques. Pauline Colonna d'Istria, une doctorante spécialiste de la pensée de Claude Lefort, secrétaire de rédaction de la revue Raison publique et de son site , regrette que la redécouverte de la philosophie analytique soit si tardive et que la France reste " si peu ouverte aux synthèses. A supposer qu'elles soient possibles... " Elle explique : " Il est dommage que les noms de ceux qui, aux Etats-Unis, cherchent à "faire le pont", comme Nancy Fraser, Martha Nussbaum ou Seyla Benhabib, soient encore inconnus ou mal connus chez nous. "
Comme si plus il y avait de philosophie, moins on la connaissait. Cette dissonance entre l'actualité philosophique et ce qu'en pratiquent les élèves ou en apprécie le grand public laisse à penser que la fracture entre la philosophie " facile " et l'université n'est pas près de se refermer."
Nathalie Brafman et Nicolas Weill