L'Unité Numérique

Publié le 21 mars 2008 par Pierre Mounier

Pratiquant « à l'insu de mon plein gré » le cloisonnement multilatéral, je me rends compte que je parle assez peu de mon travail sur ce blog, et que je n'ai jamais parlé de l'Unité Numerique à l'ENS Lettres et Sciences humaines, au sein de laquelle je travaille depuis un peu plus d'un an. C'est un peu dommage ;-) parce que cette petite équipe tente de faire exister dans le paysage des sciences humaines et sociales et au niveau de l'établissement, une notion dont on parle beaucoup, mais dont les exemples de réalisation concrètes sont relativement rares en France.

Les fidèles lecteurs de ce blog auront deviné qu'il s'agit de la notion d'humanités numériques, dont j'ai parlé à deux reprises au moins, dans « SHS 2.0 » et « Une cyberinfrastructure pour les sciences humaines et sociales ». Quand on parle d'humanités numériques, ou, plus fréquemment de digital humanities, on évoque souvent un type d'activité particulier, essentiellement centré autour du travail sur les sources. A titre d'exemple, l'ADHO (Alliance of Digital Humanites Organizations) est vertébrée de manière tout à fait typique, par des initiatives et associations professionnelles issues de la linguistique et de la philologie. Le contenu et la programmation des conférences Digital Humanities, qui ont lieu chaque année dans un pays différent (il y a deux ans à la Sorbonne à Paris, l'année dernière à Chicago, cette année à Helsinki) reflètent bien cette particularité. Pour tracer de manière un peu grossière le paysage, les digital humanities se trouvent aujourd'hui structurées par l'informatique linguistique d'une part (Traitement Automatique du Langage, Analyse statistique des données textuelles), par les interfaces hommes-machines de l'autre (annotation de sources, visualisation de données), par le champ du patrimoine culturel enfin (numérisation des sources et manuscrits, bibliothèques numériques).

Les Humanités Numériques : un barycentre

Note approche est un peu différente : le postulat sur lequel l'Unité Numérique construit son travail est que la révolution numérique qui touche et bouleverse le travail des chercheurs en sciences humaines et sociales ne concerne pas uniquement le travail sur les sources, mais en fait tous les domaines de la recherche. Et la recherche, ce n'est pas uniquement le travail sur les sources ; ni même seulement le travail bibliographique de compilation de la littérature académique sur le sujet de recherche ; c'est aussi la publication, mais aussi la prise en charge de la communication qui ne se réduit pas à la publication, l'organisation du travail en équipe et l'insertion de toutes ces dimensions dans un contexte académique et institutionnel particulier.

Traditionnellement, les milieux de la recherche en France, sont marqués par une division sociale du travail extrêmement puissante : aux chercheurs le travail de production intellectuelle ; aux éditeurs (presses universitaires, éditeurs commerciaux spécialisés) de prendre en charge la publication ; aux institutions académiques de s'occuper de la communication. Deux événements sont venus mettre à terre ce bel ordonnancement, propre à satisfaire un esprit français [1]. Il s'agit d'abord du passage au numérique des publications académiques, articles de revues bien sûr, mais aussi actes de colloques, avant de toucher les monographies, ce qui ne saurait tarder. Il s'agit ensuite de l'évolution des modes de financement de la recherche, qui ont basculés massivement et très rapidement vers des clés de répartition par contrats et sur projet, en particulier avec la mise en place de l'Agence Nationale de la Recherche. Du coup, les chercheurs ont dû se transformer très vite en véritables entrepreneurs de recherche, avec des besoins criant d'organisation et surtout, de communication.

Le pari que tente de relever l'Unité Numérique consiste à se positionner au barycentre des trois pôles : outils pour la recherche, édition-publication, communication, pour leur permettre de fonctionner à nouveau dans un contexte qui a à ce point changé que la chaîne de répartition des rôles telle qu'on la connaît aujourd'hui, avec les procédures existantes, est tout simplement paralysée.

On peut exprimer la même idée en la prenant sous un autre angle : le recours des chercheurs, comme de tout travailleur intellectuel aux technologies numériques est massif. Nous baignons tous aujourd'hui, qu'on le veuille ou non, dans le numérique. Il semble malgré tout que pour l'instant, l'usage des outils numériques à toutes les étapes du travail de recherche ne soit pas pensé comme tel par la plupart des acteurs (chercheurs eux-mêmes, éditeurs, politiques et administratifs de la recherche). L'Unité Numérique sert à cela, entre autres : essayer de proposer une palette d'outils complémentaires pour la plupart des étapes du travail de recherche (le travail de recherche « tout-compris », avec l'édition, l'organisation et la communication, si vous avez suivi) et travailler à accroître la cohérence de cette palette.

Trois pôles

Concrètement, qu'est-ce que cela donne ? Trois pôles

1. Mutualisation pour les éditions critiques et corpus : je n'entrerai pas dans le détail du travail qu'effectue ce pôle (ce serait trop long pour un billet qui l'est déjà trop), mais l'idée est d'organiser un travail collectif avec plusieurs projets d'éditions critiques numériques pour pérenniser les développements informatiques qui leur sont nécessaires et surtout, accumuler des compétences, des technologies, une expertise partagée sur le domaine. Ce chantier, baptisé Mutec est porté à la fois par l'Unité Numérique et le Service d'Ingénierie Documentaire de l'Institut des Sciences de l'Homme à Lyon. Il est soutenu par le TGE Adonis

2. Edition-Publication : sur ce plan, le gros chantier dans lequel l'Unité Numérique s'est engagée est la publication en ligne de toutes les revues de l'ENS LSH, soit sept revues au total. Le travail qui est en train d'être accompli part du constat suivant : par rapport aux revues de sciences dures, les publications en sciences humaines et sociales ont une spécificité : elles sont porteuses d'identités particulières qui se manifestent dans le traitement éditorial des publications, dans la présentation de l'information. Or, dans nombre de cas, le « passage au numérique » des revues signifie une perte d'identité pour elles. Deux raisons expliquent ce phénomène : l'influence des portails de revues de sciences dures qui sont en fait des bases d'articles en ligne et non des plate-formes de publication de revues, et, mais c'est lié, les contraintes des systèmes informatiques utilisés qui ne permettent souvent aucune personnalisation au niveau de la revue. Le pari que tente de relever l'Unité Numérique, est de permettre aux revues de l'ENS LSH d'être diffusées en ligne avec leur identité propre, mais aussi, (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué), l'identité de l'établissement qui les soutient. Bref, c'est un bouquet de revues ENS LSH sur lequel l'Unité travaille, qui repose sur la conception d'une maquette commune, déclinée aux couleurs (et à la typographie) de chaque revue (avec, par exemple, un rappel visuel de la maquette papier lorsque c'est possible). Ce projet ne peut être mené à bien que dans le cadre d'un partenariat avec Revues.org. Car ce portail, du fait de sa politique éditoriale et des technologies de publication en ligne qu'il utilise (Lodel en particulier), est le seul à ma connaissance qui permette à la fois de bénéficier du gain de visibilité que représente la diffusion sur un portail national hébergeant plus de cent revues, tout en laissant à chacune d'elle l'autonomie nécessaire à l'affirmation de son identité propre sur le Web. Il y a quelques semaines, la revue Mots a ouvert le feu. Elle sera bientôt suivie de Tracés, puis Atalaya, Cahiers hispaniques, Laboratoire Italien, Astérion et Ars Scribendi.

D'autres projets de publication sont en cours dans ce pôle. Une des grosses activités qui le mobilisent est la publication de colloques en ligne qui vont souvent jusqu'à la publication des actes. Ici, l'activité éditoriale se développe à partir d'un double constat : La publication d'actes de colloque en sciences humaines et sociales sur support papier est une activité condamnée, en partie parce qu'elle est commercialement suicidaire. Par ailleurs, un colloque est un objet complexe, à multiples facettes : d'abord, il a un cycle de vie qui s'étend sur plusieurs années entre l'appel à contribution et la publication des actes ; ensuite il revêt une dimension sociale au moins aussi importante que la pure production de connaissances dont il rend compte. Or, la publication traditionnelle des actes sur support papier ne rend compte ni de l'un ni de l'autre de ces deux aspects. Le travail qui est fait au niveau de l'Unité Numérique vise donc à prendre en charge à la fois la durée, et l'insertion de la publication dans le contexte d'une socialité scientifique qui doit rester visible. La conception de sites de colloques autonomes, qui s'installent et se développent dans le temps, que les communautés scientifiques peuvent s'approprier pour les alimenter de manière autonome et puis qui vont finir par accueillir des actes édités constitue le type de réponses qui a été choisi. Plusieurs sites ont été réalisés ; pour le colloque Sciences, médias et société, pour les colloque Gesture, puis pour les Premières rencontres de l'Institut Est-Ouest. Mais c'est finalement le site du colloque sur l'histoire franco-algérienne qui constitue l'exemple le plus abouti de ce que l'on peut faire.

3. Communication (scientifique directe) : en dehors des formats bien balisés de la publication académique classique, les chercheurs et les équipes de recherche ont de plus en plus besoin de communiquer sur leur activité. Ces besoins concernent à la fois la communication interne aux équipes (organisation, partage de documents), mais aussi la communication externe, à destination des partenaires et surtout des financeurs, dont les exigences vont croissant. C'est pour cette raison que l'Unité Numérique entretient pour leur usage toute une palette d'outils ou une expertise sur des outils comme des sites web « en kit », faciles à déployer et personnaliser, des archives ouvertes, des outils bibliographiques partagés, voire, si c'était possible, des blogs et des podcasts. Des sites comme Léonard, CCFM, Conduites urbaines, des outils comme PubliENS et l'espace ENS LSH sur HAL SHS sont de bons exemples de ce que permet le pôle de communication : une diffusion large et rapide d'une information scientifique riche et diverse.

Au bout du compte, le portail Ecole Ouverte permet de valoriser l'ensemble des réalisations et offre au public un moyen de se repérer au sein d'une masse grandissante de connaissances diffusées.

L'autonomie comme idéal régulateur

Depuis Mutec jusqu'à PubliENS en passant par les revues en ligne, les colloques et les sites de projets ANR ont peut se demander où est la cohérence annoncée. C'est vrai que cette cohérence est encore (et sera toujours) en construction. Pour l'instant, elle repose sur l'application de grands principes : utilisation de logiciels libres (comme Lodel, Spip, Open Office), respect, dans la mesure du possible, des standards de structuration de données et de diffusion (html, xhtml, xml tei), accès ouvert et gratuit de tous les contenus et sous licence plus libre quand c'est possible, qualité éditoriale des contenus publiés (soin des interfaces, citabilité des documents, correction des textes). Mais le principe le plus important, celui qui fait consensus au sein de l'Unité, qui en est le véritable ciment est encore différent. C'est le principe du respect de l'autonomie scientifique et éditoriale des équipes de recherche avec lesquelles le travail est fait. Et l'application de ce principe est un peu une quête du Graal car il ne se résume évidemment pas à laisser les chercheurs tout faire par eux-mêmes. Il s'agit bien plutôt de faire en sorte que les choix qui sont faits et les actions techniques qui sont déléguées à l'Unité Numérique ne se traduisent pas par une dépossession et finalement une trahison des projets de recherche. Il faut donc pour chaque projet, en fonction du type de réalisation et de demande, mais en fonction aussi des particularités propres à l'équipe qui la porte, imaginer un dispositif qui mixe un choix d'outils appropriés, une bonne répartition des tâches et des niveaux de décision et une dose variable de formation des équipes de recherche aux technologies numériques. A ma connaissance, mais je peux me tromper, la composition du cocktail n'est pas totalement standardisable et ne peut faire l'objet de procédures automatiques. Cela justifie amplement une certaine proximité de l'Unité avec les équipes de recherche, c'est-à-dire une capacité qu'elle doit être capable de conserver à accompagner le travail de recherche dans la durée, et non se contenter de prendre en charge ponctuellement telle ou telle commande.

LOLF et LRU

Du point de vue des compétences elles-mêmes, la particularité de l'Unité Numérique est d'allier des compétences diverses et complémentaires, en édition, en communication, en informatique, en documentation et en conception web. Cette diversité est essentielle, à mon avis, parce qu'elle empêche l'Unité Numérique de tomber en tant que structure dans le giron d'un des corps professionnels constitués. Pour dire les choses brutalement, l'Unité Numérique est une structure nouvelle qui répond à une situation nouvelle. On peut penser qu'elle est une manière particulière, comme d'autres le font différemment ailleurs, d'inventer un nouveau métier, celui d'éditeur numérique. Elle ne pourrait faire ni l'un ni l'autre (répondre à la situation et inventer un métier) si son centre de gravité se déplaçait et la faisait tomber de l'un ou l'autre des côtés (dans une bibliothèque, un service informatique ou une maison d'édition traditionnelle).

Tous les acteurs sont très conscients de cela, bien évidemment. C'est pour cette raison que le positionnement d'une structure de ce type est extrêmement difficile au sein d'un établissement. Si les chercheurs et équipes de recherche voient très vite l'intérêt de cette structure qui répond bien aux besoins de la situation dans laquelle la recherche se pratique quotidiennement pour eux, les autres acteurs, qui eux, sont engagés dans des routines et des procédures correspondant à un état antérieur, ont du mal à accepter ce qu'ils voient comme un corps étranger tantôt fantaisiste, tantôt menaçant. C'est le cas des politiques et administratifs de la recherche aussi, non par mauvaise volonté individuelle, mais tout simplement parce que les cadres dans lesquels ils travaillent sont assez radicalement orthogonaux à une logique d'innovation. C'est d'ailleurs un paradoxe intéressant à examiner que les nouveaux outils de gouvernance qui sont déployés en ce moment à grande vitesse dans la fonction publique et particulièrement dans l'enseignement supérieur et la recherche : LOLF puis LRU sous le slogan de la « modernisation » et de la « culture de l'évaluation », ne peuvent pas conduire à une représentation de l'innovation dans leur propre cadre et a pour effet de freiner voire empêcher tout type d'invention. La généralisation des objectifs chiffrés par exemple et des indicateurs de performance, le recours systématique aux tableaux de bord pour décideurs fait radicalement et violemment sortir du paysage gestionnaire toute possibilité d'invention et d'imagination, puisqu'ils reposent sur le postulat que rien ne peut être représenté qui n'existe déjà et que l'activité ne peut évoluer que quantitativement, c'est-à-dire en restant à l'intérieur de cadres qui sont déjà donnés.

Le saut qualitatif, la réorganisation de l'activité sur la base d'une prise en compte de changements structurels est difficile à concevoir dans ces cadres. Or, c'est exactement ce que fait l'Unité Numérique en tentant de répondre par un réassemblage inédit d'activités et de compétences aux conséquences de la révolution numérique dans le domaine des sciences humaines et sociales. La révolution numérique est une révolution. Tout la question pour l'institution est donc de savoir si elle prend le pari de se repositionner dans son nouvel environnement ou pas. J'ai du mal à imaginer les choses autrement que sur le mode de la rupture : le pari est fait, ou non. Mais je peux me tromper et d'autres ont peut-être imaginé des transitions mieux aménagées. Pour moi en tout cas, le débat reste ouvert.


Crédits illustration : Spoon : the way we get by. (c) Visual Panic, en CC by 2.0 sur Flickr


[1] chaque caste à sa place et une place pour chaque caste