Raisonner à dix ans

Publié le 01 juillet 2012 par Copeau @Contrepoints

Est-il raisonnable de chercher du côté de 1803, du côté de l'altercation fameuse entre Jean-Baptiste Say et Napoléon, des solutions à une crise immédiate ? Oui, puisqu'il existe en économie, des réalités éternelles.

Par Guy Sorman.

Jean-Baptiste Say

En temps de crise, le sens commun se perd : les peuples attendent vainement de leurs gouvernants des décisions à effet rapide, tandis que ces gouvernants surestiment leur capacité d'agir. Mais en démocratie, l'économie suit son chemin, tracé par les entrepreneurs, tandis que la politique suit le sien au fil des exigences électorales. Cette rupture entre la politique et l'économique fut signalée pour la première fois dans l'histoire de la science économique, en 1803, lors d'une altercation fameuse entre Napoléon empereur des Français et Jean-Baptiste Say, fondateur de l'enseignement économique pour toute l'Europe.

L'Empereur exigea que Say modifie son Traité d'économie politique (publié en Espagne dès 1807) afin de célébrer le rôle moteur de l’État et les vertus du protectionnisme plutôt que de l'entrepreneur et du libre échange : Say rétorqua que la rupture entre l'économie et la politique était désormais consommée. L'ouvrage fut censuré, Say interdit d'enseigner mais Napoléon ne pouvait pas modifier la réalité : "l'entrepreneur", terme inventé par Say, n'obéirait plus jamais à l'Empereur. L'entrepreneur, expliquait Jean-Baptiste Say, est motivé par son intérêt : ce qui, ajoutait-il, est excellent puisque par intérêt, l'entrepreneur investit, exploite les innovations rentables, crée des emplois. Les gouvernants et  hauts fonctionnaires, ajoutait Say, sont eux, mus par la vanité. Par vanité, tout fonctionnaire augmente le nombre de ses subordonnés puisque le pouvoir dans l’État se mesure au nombre des bureaux. L’État, en concluait Say, est indispensable pour faire régner l'état de droit et nuisible au-delà : quand la frontière entre le marché et l’État devient instable, l'économie se dégrade parce que les entrepreneurs inquiets adaptent des stratégies de repli.

Ce qui nous ramène à la crise en Europe : le comportement des gouvernements en est totalement la cause. L'Union européenne en soi, ou l'euro en soi, ne portent aucune responsabilité dans la récession. Un euro dévalué ou le retour à des monnaies nationales ne conduiraient qu’à une augmentation des coûts d'importation, du remboursement des dettes. Nous ne sommes plus dans l'ère des dévaluations compétitives : la prospérité des nations dépend moins des coûts de production que de la singularité et de la qualité des produits sur le marché mondial.

En clair, ce dont les entrepreneurs européens ont aujourd'hui besoin, et ce à quoi les gouvernements européens finiront par se rallier, est d'un horizon stable et prévisible. Parmi les slogans célèbres de John Maynard Keynes, l'un des plus faux est assurément "In the long run we are all dead". En économie, seul le long terme est la condition de la croissance : l'investissement reprendra lorsqu'il sera possible de raisonner à cinq ou dix ans. Ceci suppose que l'Union européenne soit consolidée par des engagements précis sur l'évolution des dettes publiques, la sécurité des banques et les futures réglementations sociales, voire écologiques, communes. L'Europe, par bonheur, dispose d'une autorité qui garantit la stabilité des prix, la Banque de Francfort. Elle nécessite une autre autorité qui contraindrait à la transparence des comptes publics, assortie des sanctions significatives, et au retour à l'équilibre budgétaire : l'équilibre est le seul objectif qui rassurera les marchés financiers. Ce ne sont pas des mesures conjoncturelles, des politiques de relance, d'aide à tel ou tel que l'Europe réclame, mais des règles stables, des institutions aussi légitimes que le sont déjà la Banque européenne ou la Cour de justice européenne.

Comment persuader les gouvernements et l'opinion, que le retour de la croissance et la baisse du chômage passent par un renforcement des institutions, par un progrès du Droit, et non par des manipulations des outils de production et des finances publiques ? En se fondant sur des preuves : les nations les plus prospères sont celles où les institutions sont les plus fortes et les États les plus sobres, Allemagne et Europe du Nord. Et en développant la connaissance populaire de la science économique : Jean-Baptiste Say estimait que le progrès reposerait sur une large diffusion de la science économique dans le peuple qui résisterait ainsi à l'étatisme et à la démagogie. Pour ce faire, il devint journaliste et enseignant. Est-il raisonnable de chercher du côté de 1803 des solutions à une crise immédiate ? Oui, puisqu'il existe en économie, des réalités éternelles.

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