Ca commence toujours comme ça : on ouvre la porte du réfrigérateur, d'un geste souple et décidé, ni trop brutal ni trop mou, afin de lui imprimer juste la force nécessaire pour ne pas faire s'entrechoquer les bouteilles de lait, jus de fruit ou vin, et autres récipients de verre bringuebalant à la moindre secousse. On peut alors se saisir de la plaquette de six petits pots, apprécier, d'une légère pression du bout des doigts, le contact de leurs parois rainurées alliant la dureté de l'emballage au moelleux du contenant puis, d'un geste vif et précis, en soustraire deux dans un claquement sec de plastique qui casse.
On ôte alors l'opercule (du premier coup bien sûr), puis on fait tomber le fromage dans une soucoupe - de préférence en duralex, celle avec le numéro de moule au fond- en pressant légèrement le pot, qu'il est possible de tenir par ses coins pointus. Puis vient le moment le plus délicat, le déroulage du papier collant. Car dans les petits suisses, tout le monde le sait, le nom du produit n'est pas indiqué sur l'emballage, mais sur un papier tout fin, enroulé autour du contenu lui-même, et que l'humidité a fragilisé. C'est ce qui fait la beauté de la chose, car il ne faut ni déchirer le papier, ni écraser prématurément la forme encore cylindrique qu'il recouvre.
Mais les vrais amateurs contournent cette difficulté en en tournemain, pour passer, après avoir plié le papier sur lui-même et l'avoir introduit dans le pot en compagnie de l'opercule (le tout sans s'en mettre plein les doigts, ce qui exige malgré tout une certaine pratique), à l'étape suivante, celle du sucrage. Encore tais-je l'ajout du deuxième pot, rendu moins aisé par la présence du premier dans la soucoupe. Mais il ne me parait pas indispensable de m'attarder sur cette péripétie, alors que je n'ai toujours pas décrit le petit monticule pyramidal que le sucre doit former en recouvrant les petits suisses. Tout au plus peut-on encore voir émerger l'endroit où le fond du pot a imprimé son quadrillage sur la pâte molle.
Le malaxage à la petite cuillère, accompagné du bruit du sucre qui crisse contre le bol, annonce la fin du cérémonial. En quelques bouchées tout sera avalé, l'écuelle nettoyée, au besoin léchée, et ne subsistera sur la langue qu'un arrière goût étrange, mélange doux-amer de sucre et d'enfance enfuie. On peut alors poser sur le monde, la vie et toute ces sortes de choses un regard repu, empreint de bienveillance et de sérénité. Car tel est le plaisir régressif du petit suisse.