Palazzo RIZZO PATAROL
La grotte glacée et en son centre une élégante rosace
Dans le quartier de Cannaregio, au centre d'un labyrinthe de canaux et de fondamente parallèles qui laissent le touriste désorienté, se trouve l'un des plus anciens et des plus charmants jardins de Venise.
Le palais Rizzo Patarol fut à une époque le siège de l'ambassade de Savoie, puis de l'ambassade de France. Il fut ensuite transformé en couvent, avant de devenir le luxeux Grand Hôtel dei Dogi. Son entrée se situe le long de la discrète fondamenta della Madonna dell'Orto, à côté de l'église homonyme où l'on peut admirer quelques chefs-d'oeuvre du Tintoret.
De l'extérieur, nul indice du jardin. Il apparaît au bout d'une entrée ornée de marbre, de miroirs et d'un somptueux lustre de Murano. Et c'est seulement lorsque s'ouvrent les portes du palais, incrustées d'éclats de verre multicolores, que le chant de la fontaine, résonnant dans l'ancienne cour pavée, fait irruption dans l'entrée. Les hôtes prennent leur petit déjeuner ou leurs repas dans la cour située à l'ombre du palais du XVIe siècle, profitant ainsi de la paix et du raffinement d'un lieu protégé de l'agitation extérieure.
Tout autour du bassin, un entremêlement de feuillages verts et de petites fleurs colorées annonce les précieuses collections du jardin botanique, et souligne le jet gracieux de la fontaine. Ce jardin, référence incontournable des historiens, des botanistes et des spécialistes, qui le citent comme " une des singularités de Venise à recommander aux promeneurs ", a toujours eu pour vocation de rassembler des plantes rares et insolites.
Lorenzo Patarol fut le premier, au début du XVIIIe siècle, à prendre la décision d'établir un jardin botanique dans ce lieu reculé, alors planté de potagers. Homme de grande culture et collectionneur notoire, auteur d'un Herbier conservé au musée Correr, il divisa l'espace en parcelles en se référant à la classification du botaniste français Tournefort. Le lieu est chargé de symboles : plantes halophiles, vivant en milieu salin et typiques de la lagunes vénitienne, se mêlent aux buissons de roses blanches et à quelques lys " aux fleurs d'une blancheur immaculée et aux feuilles striées ", d'après les propres mots de Lorenzo Patarol.
Francesco Rizzo Patarol, neveu de celui-ci, eut à coeur de poursuivre cette mission scientifique. Il organisa le jardin selon le système de Linné, l'enrichissant à tel point qu'il y avait " environ six cents espèces d'arbres et d'arbustes poussant à l'air libre, presque toutes exotiques, récentes et rares, et environ cent quatre-vingts variétés de roses des plus exquises, parmi lesquelles certaines inconnues des jardiniers italiens, et même européens " (G.B. Paganuzzi, auteur d'un live sur Venise en 1821 ). On y trouvait également une
" collection très bizarre et très importante de fleurs et de feuilles bigarrées, de nombreuses plantes du Cap et de la Nouvelle-Hollande, sans compter les plantes vivaces et les bulbeux en terre et en vase ". Le lys martagon, originaire d'Asie du Nord, était l'une des curiosités de ce jardin, avec ses fleurs de couleur pourpre tachetés et lustrées, en forme de turban turc. Le lieu était tellement prisé et original qu'il reçut, en 1815, la visite de l'empereur François 1er d'Autriche, qui put admirer sa composition dix-huitième avec, en toile de fond, une jolie loggia tournée vers la lagune.
Au début du XIXe siècle, le nouveau propriétaire, Giovanni Correr, transforma radicalement le jardin en s'inspirant de la mode romantique répandue en Vénétie. Il conserva seulement une petite partie de la collection botanique, du côté de la loggia, où se trouvaient d'anciennes serres protégeant les célèbres orangers et le jasmin. Certains éléments sont encore présents, comme le bosquet central de micocouliers
( Celtis australis ), de pagodes japonaises ( Sophora japonica ) et d'ifs ( Taxus baccata ), aujourd'hui démusurément grand. D'étroits et sinueux sentiers furent dessinés entre les plantes, des rochers et de petits terre-pleins furent reliés entre eux par de fines passerelles, qui donnaient l'illusion d'un espace vaste.
À l'abri d'un mur d'enceinte crénelé, on construisit un monticule, où furent placés quelques vestiges archéologiques, et à l'intérieur duquel on creusa une grotte fraîche où les vins fins sont aujourd'hui encore conservés. Ces éléments d'architecture étaient fréquents dans les jardins des villas de la Vénétie, mais assez rares à Venise. Pendant l'hiver, on y entreposait la glace produite dans les pêcheries, ou la neige rapportée des montagnes par chariot puis par bateau. L'été, on y conservait plus facilement les aliments périssables. Une vraie trouvaille pour les tables raffinées de l'époque, où l'ont aimait offrir à ses hôtes des sorbets et des boissons fraîches.
La propriétaire actuelle, Mariagrazia Boscolo, a recueilli avec une grande sensibilité l'héritage des précédents propriétaires, en lançant, en 2002, un projet de réhabilitation du jardin. " Ce projet d'envergure nous a permis de remplacer certaines plantes incongrues par celles présentées dans l'ancien jardin du compte Patarol. Tout a commencé par une étude attentive de son histoire, à travers les documents d'archives et l'Herbier réalisé par Patarol avec les plantes qu'il avait lui-même cultivées. J'ai été conseillée dans ce travail par une amie spécialiste des jardins vénitiens, Letizia Querenghi, du Wigwam club des Jardins historiques de Venise ".
Grâce à une analyse rigoureuse, on a pu repérer les plantes autrefois présentes en ce lieu ; un travail passionnant qui a permis de faire revivre le souvenir de ce jardin secret de Venise en enrichissant sa collection de roses, de clématites, d'hortensias et de tubéreuses. Trois cents ans d'histoire refont surface quand on se promène aujourd'hui le long des sentiers du jardin Rizzo Patarol.
Mariagrazia Dammicco© Editions Flammarion, 2006 Jardins Secrets de Venise
En continuant notre promenade le long du rio de la Madona de l'Orto, nous arrivons devant l'Hôtel des Doges où nous poussons les portes, saluant poliment le portier qui nous accueille, nous avançons vers le fond de l'entrée pour atteindre le jardin. Comme décrit plus haut, les hôtes déjeunent sous une immense tente au décor raffiné. Nous pénétrons dans la grotte presque obscure, je me place en son centre pour apercevoir la source de lumière verte qui coule à travers une rosace. Je veux dire un mot et j'ai la curieuse impression d'avoir un micro, c'est surprenant, dès que je rejoins l'ombre ma voix redevient feutrée.
Nous découvrons ensuite le jardin avec tous ses rosiers et ses arbres rares pour finalement nous retrouver face à ce petit château romantique. Je n'ai plus l'impression d'être à Venise et pourtant en franchissant l'arcade j'aperçois l'embarcadère et la ligne de fuite vers la lagune et le va et vient des vaporetti .
Nous nous baladons encore un moment dans la douceur et la quiétude du lieu. Un joli petit pont rustique et ce tronc d'arbre immense qui me fait penser à de longs doigts d'une main tendue vers le ciel !
Au retour dans l'entrée, je lève les yeux vers le splendide lustre de Murano qui brille de mille feux !