❛Disque❜ Théodore Dubois, Le Paradis Perdu, une redécouverte Aparté de premier plan • Et Satan conduit le bal... ou Depuis le jour où je me suis damné

Publié le 29 juin 2012 par Appoggiature @App0gg1ature

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Gustav Mahler avait pour habitude de répéter : "mon temps viendra". Une réflexion qui peut s'appliquer à ce visionnaire franc tireur que fut Théodore Dubois (1837-1924, lire notre chronique sur le CD Mirare des Œuvres Concertantes). Le présent Paradis Perdu de 1878, révélé par le label Aparté sous la houlette du Palazzetto Bru Zane, se présente tel un assez vaste projet en quatre volets : la Révolte, l'Enfer, le Paradis et la Tentation, le Jugement. Conçu à l'origine pour un concours organisé par la Ville de Paris, l'oratorio est pourvu d'une genèse des plus mouvementées, voire nimbée de mystère... À la perte partielle de la partition instrumentale imprimée, à l'égarement du manuscrit original, s'ajoutent une création tumultueuse... suivie d'une presse mitigée ; et d'autres avanies dues à la rivalité entre Dubois et Benjamin Godard (1) !
Saluons donc, une fois de plus, l'initiative du Festival de Montpellier de réhabiliter l'an dernier, lors du foisonnant festival de Radio France, une pareille rareté : il serait temps, en effet, que sorte de son interminable purgatoire une telle figure de proue de la musique française ! Il est difficile, au demeurant, de qualifier l'esthétique de cet opéra liturgique hors du temps, aux harmonies supra-terrestres - en parfaite osmose par conséquent avec sa thématique. C'est une partition post-romantique aux volutes cosmiques, anticipant certaines pages sacrées de Weill (telles que The Eternel Road), voire le Penderecki du… Paradis perdu, composé d'après l'œuvre du poète anglais Milton (2) ! Le travail lorgne également du coté de Berlioz : nous songeons, bien entendu, à l'Enfance du Christ, avec quelque réminiscence du Meyerbeer de Robert le Diable - ou encore, d'Halévy.

Théodore Dubois, © Luisa Ricciarini / Leemage

La réduction retenue, pour clavier et double quintette (le piano-forte Erard y est, pour notre grande joie, omniprésent), évoque en outre le Miracle de Saint Nicolas de Ropartz. De plus, nous décelons de part et d'autre de secrètes affinités entretenues par notre Dubois avec un autre Théodore, aussi peu connu, nommé cette fois Gouvy - celui de la cantate Printemps, au plan de l'extrême sophistication de la science chorale par exemple... (3) Les références abondantes s'arrêtent ici, tant la sidérante fresque du Champenois - dont les dimensions fantasmagoriques tiennent de la fable, de l'épopée mystique ou de la monumentale cantate - parle un langage profondément personnel, si ce n'est, au plus profond, intime.
S'offre à nous une ténébreuse histoire de séraphins, démons tentateurs ; et d'archanges déchus, lesquels  bénéficient étrangement de tonalités diaphanes du plus bel effet. D'ailleurs, ce drame sulpicien ésotérique s'inscrit dans une littérature édifiante, très en vogue en cette époque de réaction post-communarde ! Y étaient abordés l'éternel conflit du Bien et du Mal, le combat opposant les forces obscures aux esprits de Lumière (la sédition sociale contre l'ordre moral, en filigrane). Citons, à cette aune, Le Déluge de Saint Saëns, le triptyque Eve - Marie-Madeleine - Terre Promise de Massenet, les (trop) rares Béatitudes de Franck enfin. L'inspiration, soutenue, est chez Dubois d'un niveau incomparable ; principalement dans les première et deuxième parties (la Révolte et l'Enfer), qui figurent ni plus ni moins parmi les plus belles pages de l'histoire de la musique française.

Adam, H. & J. Van Eyck, Gand

Ève, H. & J. Van Eyck, Gand

Qu'y trouve-t-on ? Un souffle puissant, des guirlandes de mélodies littéralement à se damner (plage 15, le "Depuis le jour" de Satan), une inventivité harmonique (préludes) et lyrique inépuisable - plus un art rigoureux du paroxysme et du vrai théâtre, comme dans le final de la deuxième section. Les Cris de Paris (notre ensemble choral de l'année 2011) s'y révèlent, de bout en bout, miraculeux de fougue et de tension ; les trois solistes masculins quant à eux s'imposent comme littéralement sensationnels. Aux côtés de l'excellent Uriel/Fils du ténor Cyrille Dubois, le prix d'excellence revient sans hésitation au magistral Satan du baryton Alain Buet : un rôle particulièrement développé à l'aura…christique. Lui est dévolue une aérienne et extatique ligne mélodique élégiaque, douce et hautement sensuelle - pour le coup, un contre-évangéliste, au timbre "édénique", aurifère et langoureux. Le ténor altino (héritier de la haute-contre) de Mathias Vidal, à l'admirable phrasé et aux aigus luminescents - stratosphériques, osons le mot - ne lui cède en rien. Hélas ! Il n'en va pas de même pour le soprano mi-exsangue mi-trémulant de Chantal Santon (Ève), dont le haut de tessiture, volontiers strident, n'est pas des plus melliflus. Sa prestation, si peu connotée péché originel, manque cruellement de suavité et de soufre ; ceci rejaillit, irrémédiablement, sur ses duos impétueux avec Adam, au cours du troisième volet. Quel dommage ! Sans conteste, avec une Ève  autrement plus mordante, nous aurions tenu là un possible enregistrement de l'année 2012.

Geoffroy Jourdain, © Les Cris de Paris

C'est à n'en pas douter une faiblesse  dommageable ; laquelle, heureusement, ne saurait obérer de manière rédhibitoire le magnétisme global d'une exhumation passionnante. Rappelons-le, de cette partition énigmatique, l'instrumentation originelle semble avoir définitivement disparu ; il en ressort une légère frustration, due précisément à la version chambriste, en dépit d'une flagrante habileté. Cette réduction reflète quoi qu'il en soit - d'indiscutable manière  - l'éclat d'une partition majeure à la beauté vénéneuse, saisissante, et absolument unique. Pour autant , elle ne peut éclairer tous les secrets, sortilèges et autres luxuriances de ce langage orchestral abouti que nous reconnaissons dorénavant, grâce à d'autres résurrections bienvenues, à Théodore Dubois. Pêché véniel, somme toute ! L'avenir nous dira probablement si ce Paradis Perdu peut être au compositeur ce que la Symphonie des Mille est à Mahler. C'est à dire, une apothéose.
(1) Lire avec profit à ce sujet l'article richement documenté d'Alexandre Dratwicki, ainsi que la brillante notice d'Étienne Jardin sur cette troublante et complexe affaire.
(2) Kurt Weill (1900-1950), compositeur allemand puis américain d'origine juive, persécuté par les Nazis, auteur entre autres des Sept Péchés Capitaux, de L'Opéra de Quat'Sous, Grandeur et Décadence de la Ville de Mahagonny, Street Scene... Il fut par deux fois marié à Lotte Lenya, interprète mythique de ses mélodies (Surabaya Johnny...).
Krzysztof Penderecki, compositeur polonais vivant (né en 1933), auteur de symphonies, d'opéras, de musique religieuse (dont un Dies Irae à la mémoire des morts d'Auschwitz, 1967).
John Milton (1608-1674), poète et pamphlétaire anglais, auteur de l'épopée (en douze volumes !) Paradis Perdu, et de son pendant Paradis Retrouvé.
(3) Guy Ropartz (1864-1955), compositeur et poète français - nous serait tenté d'écrire breton - auteur de nombreuses pièces symphoniques, de musique sacrée et de compositions pour orgue et piano.
Louis-Théodore Gouvy (1819-1898), compositeur français (né en Prusse) auteur de symphonies, de musique de chambre, de cantates et de pièces religieuses.
‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page  Partie I : Chœur des Fidèles, À qui la donna retourne la gloire Partie II : Satan, Depuis le jour Partie IV : Chœur final, Seigneur, gloire à ta justice ‣ Extraits de l'enregistrement Aparté 2012, direction Geoffroy Jourdain (illustration en frontispice)
 ÉtienneMüller