Du 16 au 19 mars dernier se déroulait à Paris le Salon du Livre. Malgré les quelques 200 000 visiteurs, force est de constater que le livre et l’édition sont en crise même si on n’observe pas de raz-de-marée des livres numériques et autres Ebooks car ils n’ont représenté que 2% du chiffre d’affaire de l’industrie en 2011. En cette fin d’année scolaire et à quelques jours des premiers départs en vacances, Délits d’Opinion a souhaité faire le point sur les pratiques littéraires des Français, de l’achat à la lecture en passant par le rapport qu’ils confient avoir au livre.
L’émergence d’Internet, le développement des Smartphones, des tablettes et autres Kindle devaient avoir raison du livre selon 39% des Français interrogés il y a 1 an par l’Ifop (ils étaient 50% en 2006 selon TNS Sofres). De la même manière qu’Internet avait provoqué un questionnement profond dans l’audiovisuel ; Google, Amazon et Apple semblent sur le point de redessiner, au-delà du business de l’édition, les modes de consommation et les pratiques liés au livre et à la littérature.
Si l’univers littéraire a longtemps été perçu comme technophobe, les tendances observées par tous les acteurs du monde littéraire, des auteurs aux éditeurs en passant par les libraires, indiquent un point d’infléchissement. La grande famille du livre doit, comme celle de l’audiovisuel apprendre à cohabiter avec les mutations Internet et les nouvelles technologies qui l’accompagne.
Le livre, objet culturel singulier
De tous les médias, le livre est de loin le plus ancien. Ainsi, comme tout acteur en situation de monopole il a du faire face à l’émergence de concurrents : la radio (fin XIXe siècle), la télévision (années 1920) puis récemment Internet. Une enquête de l’Ifop permet de prendre la mesure quotidienne de la consommation de ces 4 médias : Le livre (cela ne comprend donc pas les journaux) est relégué en 4e position (1h49 / jour) derrière la radio (2h47), Internet (3h41) et la télévision (4h09). La question que l’on se pose aujourd’hui n’est donc pas nouvelle. Survivant du progrès technique, le livre semble conserver une place à part ; comme si contenu et contenant ne pouvait être véritablement séparés quand on parle de littérature.
Lire un livre est encore perçu comme l’action qui a la plus grande valeur culturelle aux yeux des Français selon une étude réalisée en mars 2011 par l’Ifop : 29%, devant la visite au musée (20%), lire un journal (12%) ou aller à un concert (12%). On note cependant l’existence de profonds clivages selon les catégories socioprofessionnelles (34% pour les CSP supérieures contre 20% pour les ouvriers) mais aussi générationnels (corrélation positive avec l’âge des répondants : 11% chez les jeunes de 18 à 24 ans et 34% chez les personnes âgées de plus de 65 ans).
Autre élément intéressant, on note que l’émergence d’Internet n’a pas impactée de manière négative le jugement des Français sur le livre comme pratique culturelle préférée (49% et stable depuis 15 ans). On note cependant une érosion notable chez les publics les plus jeunes ; depuis 1979 : -19 points chez les 18-24 ans, -14 points chez les 25-34 ans).
Comment Internet modifie les pratiques…
Si la pratique culturelle liée à la littérature, au travers de la lecture, semble conserver toute sa pertinence aux yeux des Français, Internet a cependant transformé les éléments qui gravitent autour de ce loisir : la recherche, l’acquisition, les supports et le partage.
C’est tout d’abord naturellement au niveau de la recherche et de l’acquisition que le monde du livre et de l’édition se sont trouvés interrogés par l’arrivée d’Internet puis le développement des réseaux sociaux. Cette tendance est d’ailleurs commune à toutes les activités, les offres doivent satisfaire au niveau de la fin (objet) mais également au niveau des moyens (cheminement et expérience qui aboutit à l’acquisition).
Selon l’enquête réalisée par l’Ifop, Internet est sur le point de dépasser les grands magasins spécialisés (du type FNAC) comme premier lieu d’achat des livres (47% contre 48%), après avoir dépassé les librairies (46%) et les supermarchés (42%). Cette même enquête révèle également l’importance croissante prise par les recommandations de proches quant aux facteurs qui motivent l’achat (51%) ; une tendance où les réseaux sociaux jouent un rôle croissant et de plus en plus important comme en atteste la récente percée de Facebook comme premier prescripteur des lectures sur Internet, devant Google.
Si Internet a donc joué un rôle majeur dans le processus d’achat et de distribution des livres, on note que sur la question des supports, persiste encore des freins importants qui permettent non seulement d’expliquer la résistance du livre papier mais qui donnent aussi des éléments permettant d’anticiper sa persistance.
Le livre numérique ou dématérialisé n’est une expérience partagée que par 8% des Français selon Ipsos. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’évocation du livre numérique n’est pas uniquement synonyme d’une liseuse ou d’un Kindle. En réalité, les lecteurs consultent ces ouvrages sur ordinateur fixe (46%), ordinateur portable (36%), Smartphone (27%), tablettes numériques (14%) et E-reader (8%). Au final, l’univers des mobiles représente cependant 49%, signe d’une profonde mutation, sur le plan des supports en tout cas.
Pour expliquer le succès encore mesuré de ces livres numériques, les Français évoquent deux freins majeurs qui semblent pour le moins persistant et très complexe à dépasser. Les répondants citent tout d’abord « une lecture fatiguante sur l’écran » (58%) ainsi que « l’absence de contact physique » (56%). Sur ces deux points c’est l’un des atouts du livre numérique qui est pointé du doigt comme faiblesse : la dématérialisation. On comprend dès lors mieux pourquoi le livre, objet culturel et civilisationnel, a pu perdurer à travers les âges et malgré les innovations technologiques. Un constat renfrocé par le profil des lecteurs de livres numériques : des grands lecteurs, très au fait de l’actualité et qui se situent à des niveaux élevé en matière de consommation d’information (Internet, autres média, etc).
…Et découvre un nouvel âge littéraire où culture et loisir s’entremêlent
Internet et les nouvelles technologies ont déjà engagé la profonde modification de l’univers littéraire. Pour autant, ces premiers éléments font état d’une résistance de l’objet mais elle confirme deux choses : le goût toujours prononcé pour la lecture et le changement progressif du rôle du livre.
Parce que la lecture est l’une des bases de l’enseignement, elle est un loisir que tous les Français approchent, de près ou de loin au fil de leur parcours. L’étude conduite par TNS Sofres pour La Croix depuis 1981 fait état d’un goût demeuré stable pour la lecture : 66% des Français déclaraient avoir lu au moins un livre au cours des douze derniers mois ; ils étaient 69% en 2009. Dans le détail, on note cependant une diminution du nombre de « moyen et grand lecteurs » (plus de 5 livres par an) : 35% contre 42% en 1981. A l’inverse, les « petits lecteurs » (moins de 5 livres par an) sont en forte progression : 34% contre 24% en 1981. On note ainsi une segmentation très stricte en trois ensembles de taille équivalente au sein de la population : « non-lecteurs », « petit lecteurs » et « moyen-grands lecteurs ». Pour confirmer ce propos, l’étude Ifop publiée en 2011 indique que 65% de Français lisent moins de 10 livres par an (47% en 2006). A l’inverse, 35% des Français lisent plus de 10 livres par an (en 2011) alors qu’ils étaient 52% en 2006.
L’autre tendance forte suscitée par l’émergence d’Internet et des nouvelles technologies concerne le statut et le rôle du livre. Hier objet de savoir et d’apprentissage, il devient un outil de distraction comme l’indique cette enquête réalisée par TNS Sofres en 2006. En 2006, 66% des Français achètent un livre pour se distraire, 38% pour s’informer et 8% pour se former. Dix ans auparavant, ces chiffres étaient respectivement de 46%, 30%, 25% et 14%. On est ici au cœur d’une tendance de fond qui vise à mixer les moments de vie ; le shopping et les loisirs aujourd’hui ; les loisirs et la culture demain.
… qui renforce l’écrit
En 2011 un rapport du Centre National du Livre (CNL) indiquait que 67 000 livres avaient été publiés en France au cours des douze derniers mois. Cette tendance fortement haussière s’accompagne également d’une hausse des prix et d’une diminution des ventes par titres. Pour expliciter ces tendances on peut avancer l’argument « Internet ». En effet, grâce au web, la publication, l’échange et la revente sont facilités, forçant dès lors les maisons d’édition à publier plus et plus chers afin de survivre.
Dans ce contexte, les Français estiment cependant que la littérature contemporaine est d’excellente qualité malgré une production en hausse (66%) et les auteurs sont jugés aussi talentueux que par le passé (64%) selon l’Ifop. Il apparait donc clairement que si les supports sous voués à changer : 53% des Français pensent que la lecture se fera davantage par supports technologiques que par papier (BVA, janvier 2011), la littérature persistera comme un pilier de nos sociétés.
Comme cela a été le cas pour les films et la musique, Internet et les nouvelles technologies sont en passe de modifier l’univers littéraire et son business. On note cependant une résistance du livre en tant qu’objet et dans le même temps on observe une présence toujours forte de la tradition de l’écrit, sur tous les supports. La fin du livre n’est donc pas pour aujourd’hui, ni semble-t-il pour demain.