Voici un billet qui mijote depuis un bon bout de temps - un peu plus de deux mois, en fait.
C'est que j'ai vite remarqué que plusieurs observateurs - et non les moindres: l'ensemble des ministres du gouvernement et plusieurs chroniqueurs de droite comme de gauche - n'avaient pas compris un des éléments les plus importants du conflit qui a débuté par l'opposition d'étudiants à la hausse des droits de scolarité.
Cet élément, c'est que cette crise trouve ses racines dans un bassin idéologique qui dépasse complètement la question de la hausse, et dont les ramifications s'étendent un peu partout sur la planète depuis plus de 10 ans.
Car les origines de cette crise, on peut pratiquement les retracées jusqu'au Sommet des Amériques de Québec en 2001 (*).
Et ce mouvement, au fil des ans, il s'est élargi et est passé dans le monde académique, il a été étudié et discuté dans des publications spécialisées et dans les facultés universitaires.
Sciences sociales
Ce n'est pas un hasard si la majorité des étudiants grévistes sont issus des sciences sociales.
On s'attend d'un médecin qu'il soigne, d'un chirurgien qu'il opère, d'un mécanicien qu'il répare, d'un ingénieur civil qu'il supervise ou planifie des chantiers de travaux publics, d'un écrivain qu'il écrive, d'un cinéaste qu'il filme, d'un journaliste qu'il informe.
On s'attend des étudiants en philosophie, en histoire, en sociologie et en science politique qu'ils s'impliquent et défendent les opinions, les comparent à l'Histoire, les mettent en contexte et en analysent les aspects sociaux et politiques.
Et c'est exactement ce qu'ils font.
Le cri du coeur d'une étudiante sur un réseau social résume assez bien cette opinion:"Pour tous ceux qui pensent (ENCORE?) qu'on sort dans la rue pour une question d'argent".
S'ils sont en grève, c'est d'abord pour dénoncer la hausse des droits de scolarité, mais surtout la nature de cette hausse; une décision de politique néolibérale (**). Par la bande (et parfois directement), c'est cette idéologie qu'ils dénoncent, et ça tombe bien, puisque la question relève justement de leurs domaines d'expertise.
Depuis 2001, il s'est écrit et publié des milliers d'articles sur les dérives du néolibéralisme. Ces étudiants en sciences sociales étudient justement ces sujets, lisent ces articles, effectuent des travaux de recherche sur ces aspects de leurs sciences. Bref, ils sont informés sur ces questions, et bien mieux que la plupart des étudiants d'autres domaines - ce qui est normal, les étudiants en médecine sont quant à eux les mieux informés dans leur science également.
Occupy et quelques exemples d'efforts et d'appuis altermondialistes
On se rappellera du mouvement Occupy, dont Montréal et Québec ont été des théâtres particulièrement actifs au Québec l'automne dernier. Ce n'est pas le même mouvement, mais il provient des mêmes racines que la contestation étudiante. Plusieurs occupants du Square Victoria étaient étudiants ou diplômés en sciences sociales ou encore impliqués dans des mouvements sociaux ou des ONG diverses. On dénonce aussi le fait que plusieurs étudiants d'aujourd'hui voyagent; mais ce faisant, ils sont également plus informés de ce qui se passe ailleurs, surtout dans les pays défavorisés où sont visibles les effets des politiques néolibérales appliquées de force grâce à l'OMC, le FMI ou la Banque Mondiale, tous trois contrôlés par les pays industrialisés.
Dès le début de mai dernier, le journal britannique The Guardian mentionnait d'ailleurs, à propos du Printemps Érable: "They have also become a symbol of the most powerful challenge to neoliberalism on the continent".
C'est que le mouvement étudiant a réussi non seulement à mobiliser suffisamment de jeunes, mais a réussi à élargir le débat et recevoir de l'appui d'une large portion de la population non-étudiante. On argumentera sur l'importance de cette portion, mais il est évident que le mouvement de protestation dépasse largement la question de la hausse et inclus beaucoup de non-étudiants.
Des universitaires grecs (qui en savent quelque chose sur le néolibéralisme dont il subissent les foudres depuis quelques années) soulignaient justement il y a un peu plus d'une semaine que: "(...) la grève étudiante la plus longue et la plus massive dans l’histoire de l’Amérique du Nord qui est en train de devenir une des campagnes les plus importantes dans le monde contre l’austérité".
Dans cet article, publié sur son blogue au Voir (la version longue d'un texte publié dans Le Monde), le professeur Normand Baillargeon s'intéresse au contexte historique et aux raisons idéologiques derrière le mouvement étudiant et souligne également cet aspect.
Il ne fait donc aucun doute que la culture sociale de ces étudiants (pour la plus grande partie) a influencé leur point de vue sur le monde et sur la société québécoise.
Pour donner quelques exemples de cette culture, au niveau général et accessible à tous, ces étudiants sont parmi ceux qui visionnent et partagent les articles et site web comme celui de The story of stuff (dont je devais vous parler, mais je n'ai pas encore eu l'occasion; si vous comprenez l'anglais, c'est un site de vidéo-vulgarisation économique absolument brillant). Ces étudiants sont souvent les premiers à avoir été intéressés et à avoir vu des documentaires comme le film Inside Job, pour prendre un exemple récent dénonçant les politiques néolibérales ayant menées directement à la crise de 2008-2009 dont nous ne sommes toujours pas sortis.
Ce blogue-ci
Ce n'est pas un hasard si moi-même, inspiré par le mouvement altermondialiste et le courant critique du modèle néolibéral qui se dégage des publications spécialisées en sciences sociales, j'évoquais dans un billet en novembre 2011 (l'erreur économique mondiale) les dérives de ces politiques au Canada et au Québec.
J'avais basé ce billet sur une longue liste de lecture sur les dérives de la droite, dérives qui sont apparentes pour qui analyse les effets des politiques de droite pendant 30 ans, comme j'en faisais le survol ici. Or, une fois de plus, les étudiants en sciences sociales font ce genre d'analyse à chaque session d'études.
Dans le cas du gouvernement de Jean Charest, on peut rappeler la contribution santé, les baisses d'impôts aux corporations, l'abolition de la taxe sur le capital, les avantages fiscaux aux mieux nantis, ainsi que le désastreux dossier du démantèlement du Ministère des Transport au profit du privé. La corruption, la collusion et les dépassements de coût qui l'accompagnent ont souvent fait la manchette dans ce dossier, dossier que je soulevais sur ce blogue en septembre 2011. L'ensemble de ces politiques est rapidement devenu une cible pour les étudiants, après avoir contesté la hausse comme politique représentative de l'idéologie néolibérale.
Livres et articles actuels
Ce mouvement critique est très large; il dépasse non seulement la hausse et la crise sociale au Québec mais questionne l'ensemble des accords de libre-échanges et les politiques d'austérités imposées par le FMI et la Banque Mondiale (qui ne le faisaient que dans les pays en développement jusqu'à récemment, mais on le voit maintenant en Grèce et en Espagne et on le verra ailleurs).
Au sujet des université elles-mêmes, il y a par exemple Je ne suis pas une PME du professeur Normand Baillargeon, dont l'auteur résume et explique ici son ouvrage. On peut aussi lire Université Inc. de Éric Martin et Maxime Ouellet, deux doctorants en sciences politiques de l'université d'Ottawa, et dont l'éditeur mentionne: "Université inc. démontre à quel point ce discours repose sur des chiffres tronqués et des arguments biaisés. Ce qu'il fait passer pour un plan de sauvetage de l'institution correspond en fait à un changement profond – et dramatique – dans son mode de financement. Plus encore : la conception de la culture et de l’enseignement qu'il trahit, on le réalise très vite, relève de la vulgarité bien comprise. Nous assistons en somme au pur et simple détournement de l’université vers des fins mercantiles."
Les questions de la marchandisation de l'éducation, de l'endettement des étudiants ou du financement des université ne font pas débat seulement au Québec; on peut désormais lire des articles ailleurs au Canada et aux États-Unis, où on parle de plus en plus de "bulle" de la dette et où on a annoncé une probable hausse des intérêts sur les prêts étudiant (ces intérêts doubleraient cet été).
Dans une récente lettre d'appui au mouvement étudiant du Québec, des représentants des associations étudiantes scandinaves écrivent: "La hausse des droits de scolarité au Québec n’est pas un problème isolé, mais l’indicateur d’une crise mondiale de l’éducation contre laquelle nous devons unir nos forces afin d’y mettre un frein." Dans cette même lettre, les auteurs s'inquiètent de la tendance mondiale et défendent les acquis du Danemark, de la Suède et de la Norvège, où l'accès à l'éducation universitaire est gratuit.
Bref, les étudiants d'ici - spécialement ceux en sciences sociales - sont au courant, ils sont bien informés et comprennent bien les rouages en jeu dans le conflit qui les oppose au gouvernement.
Remise en cause de tout un système
La crise sociale qui découle de la grève étudiante trouve donc ses racines profondément ancrées dans un mouvement altermondialiste et contre le néolibéralisme, qui a montré ses limites et ses faiblesses, même si le monde est lent à réagir et que les pouvoirs en place ont intérêts à faire perdurer l'ordre établi pour leur propre profit.
Il serait donc simpliste de croire que tout ceci ne concerne que 150 000 étudiants québécois.
Car ceci concerne (au sens où ils sont informés et au courant)... des millions de citoyens de pratiquement tous les pays du globe.
L'article Ras-le-bol néolibéral publié par Éric Desrosiers dans le devoir du 26 mai souligne plusieurs de ces aspects et offre une bonne introduction au contexte dont je parle ici.
Je terminerai sur une citation de Laure Waridel, qui en quelques mots, explique assez bien le milieu dans lequel évoluent ces étudiants contre la hausse, et une grande majorité des étudiants en sciences sociales: "Sous les bourrasques du libre marché, les priorités de la société ont été renversées. La croissance économique est devenue une fin en soi, au profit d’une minorité, plutôt qu’un moyen d’épanouissement individuel et collectif comme le promettaient tant d’économistes depuis la Seconde Guerre mondiale. Si nous pouvions jadis croire à cette utopie, il est aujourd’hui évident que nous nous sommes trompés. L’augmentation des inégalités, l’appauvrissement de la classe moyenne et la multiplication des crises sociales, environnementales et économiques sont les symptômes d’une crise devenue systémique. Nous savons que le roi est nu, mais le mensonge persiste." (Le long souffle du Printemps Érable, le Devoir, 2 juin 2012).
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(*) Ceux qui ne se souviennent pas des affrontements sociaux lors du sommet peuvent visionner l'émission Tout le monde en parlait consacrée à l'événement. On peut également lire le dossier consacré au Sommet par le journal Le Soleil en 2011.
(**) Parmi les 4 associations représentant des étudiants grévistes, c'est la CLASSE qui a été la première et la plus impliqué à dénoncer la politique néolibérale dans son ensemble, dont la hausse n'est qu'un élément comme d'autres.