En quoi Les allumettes suédoises ont-elles changé votre vie?
Il est vrai qu'à partir du moment où Les allumettes suédoises ont eu du succès, ça a changé ma vie dans la mesure où, peu de temps après, on me demandait d'entrer à l'académie Goncourt, parce qu'ils en avaient marre que je passe toujours à côté du prix et qu'il était mieux que je sois de l'autre côté. En plus, on savait que je lis beaucoup. Ce qui m'a entraîné à donner ma démission dans l'édition, parce que je pensais que ce n'était pas compatible.C'est une attitude assez inhabituelle, non?
Il paraît. Ce qui s'est passé surtout, c'est que je travaillais depuis des années à mon histoire de la poésie française et que j'ai vu là l'occasion d'avoir tout mon temps pour y travailler sérieusement. On dit toujours: le temps, c'est de l'argent. Il y a aussi que l'argent, c'est du temps.
À combien d'exemplaires se sont vendues, jusqu'à présent, Les Allumettes suédoises?
Je n'ai jamais voulu savoir exactement. Je sais que ça fait beaucoup. Mon éditeur, parlant de la série, dit des millions d'exemplaires, mais il y aussi le livre de poche et les clubs qui ont fait des tirages. Ça fait beaucoup, je serais tenté de dire beaucoup trop...
Trop? Pourquoi?
Si on m'avait dit qu'un de mes livres de poèmes tirerait à un million d'exemplaires, j'aurais été ravi. On doit en être à deux cents exemplaires... D'autre part, j'ai un de mes livres , Les années secrètes de la vie d'un homme, que je trouve supérieur. Mais Les allumettes suédoises, c'est beaucoup plus facile, plus public.
Le saviez-vous en l'écrivant?
Non, absolument pas. Je l'ai écrit sous le coup d'une impulsion, parce que des enfants que j'avais vus patauger dans l'eau à New York m'avaient rappelé les mêmes gestes que je faisais étant enfant. J'avais envie de l'écrire pour me faire plaisir à moi-même, et personne ne se doutait que ça aurait du succès. On a pensé: il a envie de raconter son enfance, qui est-ce que ça peut intéresser sinon lui-même? Et c'est un livre qui est parti tout de suite, avant la critique, sans publicité, avec le bouche-à-oreille...
Est-ce un phénomène que vous comprenez?
Non, je ne le comprends pas. Je l'ai vu parfois se renouveler, par exemple avec Jeanne Bourin. Quand j'ai lu La chambre des Dames, je me suis dit que c'était bien, mais je n'ai pas supposé que ça pouvait donner lieu à un gros tirage. De temps en temps, un livre inattendu fait un gros tirage parce qu'il entre dans la sensibilité du temps, du moment. Et, alors que beaucoup d'éditeurs fabriquent des best-sellers, c'est-à-dire des livres qui ont tous les ingrédients pour être des best-sellers et qui souvent ne marchent pas, il y a heureusement le personnage principal de cette action: le lecteur, et la sensibilité d'une époque.
Quel aspect de cette sensibilité pensez-vous avoir rencontré avec Les allumettes suédoises?
Il y a plusieurs choses. Les gens ont retrouvé une manière de vivre qu'ils ont connue et qui a disparu. Les gens de plus de quarante-cinq ans retrouvent leur enfance, leurs mythes, les petites coutumes, les slogans... Tout le monde est attaché à ça, mais souvent c'est enfoui en soi et on lit un livre où tout ça vous arrive. Et puis les enfants le lisent, et j'ai un public d'enfants à partir de douze ans. J'ai donc aussi bien les grands-mères qui achètent le livre pour leur petit-fils que les petits-fils qui achètent le livre pour leur grand-mère.
Les enfants d'aujourd'hui se reconnaissent-ils dans l'histoire d'Olivier, votre personnage?
C'est la chose curieuse: oui. Le contexte est différent, à l'époque les enfants n'avaient pas de jeux vidéos, ils n'avaient pas la télévision, ils fabriquaient leurs jeux eux-mêmes, ils les inventaient, et ça forçait d'ailleurs beaucoup leur imagination. Ma surprise a été grande quand j'ai rencontré, dans une école, des enfants qui parlaient d'Olivier comme un de leurs copains, comme un des leurs. Du coup, je leur dis: vous savez, Olivier, il aurait maintenant l'âge d'être votre grand-père. Et ils n'ont pas compris. Ils ont dit: mais non, il a dix ans. Ça se passe dans une autre époque, mais c'est toujours un enfant de dix ans. Il y a, je crois, un fonds commun permanent dans l'enfance qui fait que des choses ne changent pas.
Vous avez quand même écrit des suites, ce qui a fait vieillir Olivier...
Au départ, je voulais faire trois livres. D'ailleurs, on continue à parler d'une trilogie, même s'il y a maintenant six livres. Je voulais raconter mon enfance populaire, mon enfance dans une famille bourgeoise et mon enfance à la campagne. C'était tout. Et puis, il y a eu plusieurs circonstances curieuses. On m'a demandé pourquoi je ne racontais pas l'époque où j'étais apprenti imprimeur. J'ai écrit Les fillettes chantantes. Plus tard, une dame m'écrit et me parle d'une autre femme qui m'avait soigné quand j'étais petit et malade. Je l'ai rencontrée, on a parlé du quartier, et elle m'a rappelé un petit garçon que j'avais oublié, qui s'appelait David - d'où David et Olivier. C'était le moyen de montrer que, dans cette petite rue, il y avait l'aspect juif. Mais, tout au long de l'écriture de ces divers romans, j'avais des chutes. Et, un jour, je les ai reprises. Je me suis dit que j'allais mettre en valeur ces personnages secondaires. C'étaient des types humains intéressants, mais il fallait leur consacrer quelque chose de spécial. Je n'allais pas faire trente romans, et j'ai fait un roman composé de saynètes.
Peut-on dire que c'est un roman?
Oui, parce que, pour moi, c'est le roman de la rue. Les histoires, au fond, sont différentes, se referment sur elles-mêmes, mais ce sont toujours les mêmes personnages et, d'une histoire à l'autre, il y a des interpénétrations. Alors, je me suis dit que ça formait un roman. La rue apparaît comme un personnage. Quand le petit garçon se réveille le matin et écoute les bruits autour de lui, c'est la rue musicale, qui devient aussi la rue gourmande, la rue sensible, la rue avec ses faits divers, et pour moi ça forme un tout.
Olivier et ses amis est donc un roman constitué de choses que vous aviez déjà?
Je les avais, mais certaines choses me sont revenues sur place parce que j'ai encore un frère qui a quinze ans de plus que moi et qui habite là, et on parle du passé: tu te souviens d'un tel, ou d'un tel? Il y a un petit bistrot où je vais, je rencontre des gens qui sont plus jeunes, qui n'ont pas toujours connu cette époque, mais qui en ont entendu parler. J'apporte une petite part d'invention, quand même. Le fondement est réel, mais l'histoire est racontée par un conteur.
Vous aimez bien aussi relever les mots de l'époque...
Oui, à la fois les mots d'argot qui ont disparu et, plus encore, les expressions, les inventions verbales.
N'embellissez-vous pas parfois la langue?
Ah! non, on parlait comme ça, je m'en aperçois quand je rencontre des gens de l'époque. On parle, et de temps en temps il y a un mot qui nous échappe... J'aimais bien, il y en avait de toutes les sortes. Pour dire tais-toi: «Ferme ta boîte à sucre, les mouches vont entrer dedans.» Je me souviens d'une petite fille qui me disait: «La trottinette de tes sarcasmes roule sur le trottoir de mon indifférence.» C'est le langage des Précieuses, Mademoiselle de Scudéry transposée sur le trottoir. Ça me plaît beaucoup, mais c'était dans le langage courant, on n'y faisait pas attention. Mais on ne plaisantait pas avec le langage, ni avec la morale.
Ni avec la poésie, d'ailleurs, puisque Olivier, qui fait une rédaction en vers, est sévèrement jugé par l'instituteur. Cela vous est arrivé?
Je ne l'ai pas inventé. Le poème en question, je le connais par cœur, je ne l'ai jamais oublié. Je crois quand même que l'instituteur n'a pas cru que je l'avais écrit moi-même, parce qu'il avait une prosodie parfaite. J'avais compris comment il fallait faire.
Quand vous écrivez Olivier et mes amis, n'est-ce pas une manière pour vous, après coup, de délimiter le territoire sur lequel se passent les romans précédents?
J'ai eu l'impression que c'était une autre manière d'aborder cette rue et cette enfance, une manière peut-être un peu plus subtile - je ne sais pas, parce que je n'ai pas relu Les allumettes suédoises. J'ai voulu refaire à ma manière, toutes proportions gardées, ce que faisait Durrell dans Le Quatuor d'Alexandrie où, chaque fois, il partait d'un personnage. Mais là, surtout, j'ai surtout voulu montrer des types humains, des caractères.
Sur ces personnages et dans cette veine, vous en êtes au sixième livre. Pensez-vous continuer encore longtemps?
Là, je crois que c'est le dernier, à moins d'un miracle. Je crois que j'ai tout dit, et que je vais faire autre chose.
Lire et écrire de la poésie? Vous en avez encore le temps?
Oui, toujours. Et je suis en relation, au moins épistolaire, avec les poètes qui m'envoient des livres. Quand je reçois des romans, je n'écris pas, parce qu'avec les romanciers, on n'en sortirait pas: il suffirait que j'écrive à un romancier que j'aime son livre, il irait crier partout qu'il a le prix Goncourt. Mais pour les poètes, qui sont très démunis, qui sont délaissés, dont les médias ne s'occupent pas, une lettre d'un ami qui s'occupe de vos poèmes, cela a une très grande importance. Il y a, entre les poètes, un côté sensible qui n'existe pas dans le monde littéraire. C'est à part, il y a une sorte d'amitié - exigeante, d'ailleurs, les poètes ne sont pas toujours faciles à vivre.
La poésie est-elle, finalement, pour vous la chose la plus importante?
Le roman et la poésie sont deux univers différents. Quand j'écris un roman, il y a une part de rêverie, d'inspiration, mais je m'assois et je travaille. C'est quand même moi qui dirige, je tire les ficelles des marionnettes, bien qu'il y ait aussi du mystère. Mais je ne me dis jamais que je vais écrire un poème. Le poème, il s'écrit quand il veut bien, et j'ai l'impression de ne pas en être tout à fait le maître. De temps en temps, on est un peu dépassé quand on écrit un poème, alors que le roman, j'ai l'impression de le maîtriser. Il y a parfois des interpénétrations entre les deux, mais je vois ça de façon différente.
L'enfant, chez vous, est-il toujours présent?
Je ne m'en rends pas compte, mais il paraît que j'ai parfois des réactions d'enfant, qui paraissent un peu bizarres. Peut-être que je retombe un peu en enfance. Claude Roy disait: «Retomber en enfance, c'est remonter en poésie.» Des gens me disent qu'ils me reconnaissent à travers le personnage d'Olivier. Il n'est pas le personnage le plus actif, les autres sont souvent plus hardis que lui.
Quelle est la part de vous chez Olivier, et quelle est la part inventée?
C'est difficile à dire. Au départ, j'avais commencé Les allumettes suédoises à la première personne, et je me suis aperçu que ça ne fonctionnait pas bien, je ne sentais pas une création romanesque. J'ai compris qu'il fallait un personnage romanesque. Olivier, c'est à la fois moi et ce n'est pas moi, il y a un petit mélange de lui hier, de lui aujourd'hui dans ma tête et de moi aujourd'hui. Il est né de ce curieux cocktail, et c'est devenu un personnage que j'ai parfois tendance à envisager comme une sorte de père. C'est de lui que je suis né et en même temps c'est moi qui le fait naître. Mais c'est une alchimie naturelle.
Vous êtes tout le contraire d'un intellectuel, non?
J'ai travaillé quinze ans aux Presses Universitaires. Pendant quinze ans, j'ai pondu des textes, publicitaires et autres, sur tout ce qui paraissait, donc j'ai beaucoup fréquenté les philosophes. Et, un jour, je me suis aperçu que c'était dangereux pour moi. Parce que j'aurais été une sorte d'amateur en philosophie, quelque chose d'incomplet, et qu'il valait mieux m'orienter vers la méditation poétique que vers le concept philosophique. Je n'ai pas la tête philosophique, mais j'aime bien savoir ce qu'il y a derrière les philosophies. Parfois, le poète et le philosophe arrivent à rendre le même son...