Dans le présent article, je vais m’appliquer à démontrer pourquoi nous ne pouvons pleinement développer notre raison sans notre vertu. Ce faisant, je montrerai également qu’il est une autre voie pour arriver à la raison que la religion et je nommerai cet autre moyen d’y accéder la voie laïque.
Par Fabrice Descamps.
Élisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842). La Vertu irrésolue.
En préambule, rappelons que j’entends par vertu la même chose que le dictionnaire, à savoir : « Force morale avec laquelle l’être humain tend au bien, s’applique à suivre la règle, la loi morale. […] Disposition à accomplir des actes moraux par un effort de volonté » (Le Robert). Pour ma part, je la définirai comme suit : elle est le désir ardent d’accomplir le bien.
Notons aussi qu’il y a au moins trois sortes de rationalité qui couvrent tout le spectre de nos acceptions du mot de raison : la rationalité pratique, qui nous permet d’assouvir nos désirs, la rationalité scientifique, qui nous permet d’expliquer le monde, et la rationalité morale, qui nous permet de critiquer nos propres désirs pour leur substituer des buts moraux. On voit ainsi que, si la rationalité pratique est, pour parodier Hume, « la servante des passions », la rationalité morale, au contraire, est leur maîtresse en les soumettant à ses commandements. Mais l’on va comprendre ici que la rationalité morale a aussi besoin de nos passions, et plus particulièrement de la vertu, pour pouvoir se déployer. Car la vertu est bel et bien une passion en tant que « désir ardent de faire le bien ».
Admettons que nous ne soyons pas du tout rationnels. Comment alors devenir moraux ? Il y faut la vertu et nous allons voir comment elle naît.
Les Grecs disaient que l’être humain idéal possédait au plus haut point la kalokagathía. Le mot est composé des adjectifs kalós kaì agathós qui signifient littéralement « bel et bon ». Pour les Grecs, la bonté était inséparable de la beauté. La bonté morale était aussi une beauté morale. Nous retrouvons en français cette intuition quand nous disons de quelqu’un de bien qu’il est une « belle personne », qu’il a une « belle personnalité ».
Il est donc inutile d’être rationnel pour aimer la bonté morale ; il suffit de l’admirer en y décelant la kalokagathía des Grecs. Et la vertu consiste précisément en ce désir ardent, né de l’admiration de la bonté morale, de l’imiter et de devenir bon soi-même.
La vertu est même, en dehors de la religion, le seul autre moyen de se « convertir » à la rationalité morale. C’est pourquoi je l’ai nommée voie laïque.
Nous pouvons en effet nous convertir à la bonté morale pour obéir à l’ordre que nous donne une divinité d’agir ainsi. C’est la voie religieuse. Cette dernière comporte cependant une contradiction ou, du moins, une tension internes. Comment en effet se convertir à la rationalité morale au nom de religions dont les dogmes, par ailleurs, sont une insulte à l’intelligence et à la raison ? Comment être raisonnablement bons en effet au nom d’une religion qui, par exemple, nous demande de déraisonnablement croire que son prophète est le fils de la divinité, qu’il est revenu à la vie trois jours après son exécution et qu’il est ensuite « monté au ciel », si tant est que cela veuille dire quelque chose, etc. ?
Inversement la raison toute seule et par elle-même ne peut nous amener à être rationnellement bons car elle se heurte rapidement aux limites que lui impose la faiblesse de la volonté. Par exemple, je peux être rationnel et savoir que la cigarette est mauvaise pour la santé, mais cette connaissance seule ne suffira pas à me faire arrêter de fumer, tous les fumeurs invétérés le savent bien.
La vertu est donc une passion irrationnelle, un amour irraisonné de la raison, qui nous poussera à écouter notre rationalité et à arrêter de fumer. De la même façon, je peux très bien savoir qu’il est mal, moralement inacceptable de faire ceci ou cela et, pourtant, ne pas pouvoir m’empêcher de le faire. Pour m’en empêcher, c’est-à-dire pour obéir aux recommandations de ma raison qui voudrait que je fisse le bien, il me faudra l’assistance d’une autre passion, plus puissante que celle qui me pousse à faire le mal tout en sachant que c’est mal, et cette autre puissante passion est la vertu.
Bien sûr, la vertu en elle-même est dangereuse si elle n’est pas tempérée par la raison. On l’a bien vu sous la Terreur où la vertu était constamment invoquée par Robespierre et Saint-Just pour justifier les actes les plus irrationnels.
Mais, inversement, la raison sans la vertu sera impuissante. Il se pourrait par exemple que j’adhérasse à la rationalité pratique mais que je ne voulusse pas passer ensuite au stade supérieur d’accomplissement de la raison, la rationalité morale. C’est par exemple le cas de ceux qui, à l’instar de la philosophe américaine Ayn Rand, affirment la pertinence de l’égoïsme rationnel. Or il n’est pas rationnel d’être égoïste, en quoi l’égoïsme rationnel est une contradiction dans les termes, puisqu’il n’est pas moralement rationnel de sacrifier les intérêts des autres, si besoin est, à ses propres intérêts, ce que l’égoïsme soi-disant rationnel de Rand nous recommande pourtant de faire.
Cependant, admettons que je vous démontre ainsi l’inanité de cet égoïsme pseudo-rationnel et que vous me répondiez « Oui, et alors ? ». Vous pourrez très bien continuer à vous servir de votre rationalité pratique sans vous astreindre à la rationalité morale car, après tout, rien ne vous y oblige.
Je pense d’ailleurs que ce dernier cas est de même farine que celui de la faiblesse de volonté : dans les deux exemples, vous avez beau savoir que ce que vous faites est mal, rien n’y fait.
Pour vous convertir à la rationalité morale, il faut donc que vous succombiez à une passion plus forte que votre envie de fumer ou votre égoïsme et cette passion est la vertu.
Cela explique pourquoi des gens très intelligents peuvent être de parfaites crapules morales et, réciproquement, des gens peu instruits de vrais héros : les premiers sont dépourvus de ce que les seconds ont en abondance, la vertu.
On voit donc par là qu’il ne saurait y avoir d’accomplissement de la raison sans les passions : la raison est vaine sans la vertu. Mais, tout à l’inverse, la vertu est dangereuse sans la raison. Les passions ont tout autant besoin de la raison.
Si nous ne sommes pas encore rationnels, alors la vertu, avec la religion, est le moyen premier d’accéder à cette rationalité morale qui, en retour, guidera notre vertu. Or on peut être vertueux sans être religieux, sans croire le moins du monde en une divinité ; donc la vertu trace effectivement devant elle une voie laïque vers le bien.
Comment cultive-t-on la vertu ? Par l’exemple de sa propre conduite et par l’éducation que l’on donne à ses enfants.
Si je ne suis pas encore rationnel, notamment dans l’enfance, la vertu est en effet le seul moyen de justifier à mes yeux mon effort pour être moral. Car la vertu me représente le bien comme beauté morale, beauté que je perçois dans l’être moral et que je veux imiter par admiration pour lui.
Si je ne suis pas encore rationnel, je n’ai pas forcément raison d’être vertueux car quelque Ayn Rand particulièrement retorse pourrait me démontrer que le fait que nous trouvions tous unanimement belle la bonté morale ne prouve en rien que nous ayons raison de vouloir l’imiter. Il se pourrait en effet que nous eussions tous très mauvais goût de la trouver belle. Oui, mais comme je ne suis pas encore rationnel, nul argument rationnel ne pourra me convaincre ni d’être bon ni d’être plutôt égoïste. Seule la vertu le pourra et nous devrons nous en contenter.
Ce n’est que postérieurement et non antérieurement à notre conversion à la rationalité morale par le truchement de la vertu que nous comprendrons la justification rationnelle de la vertu.
Car même si la vertu n’est pas rationnelle, il est en effet nécessaire de recourir à cette déraison pour passer de la raison en puissance à la raison en acte. La vertu est l’amour passionnel et déraisonnable de la raison. Elle peut être vertu religieuse ou vertu laïque.
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