Vous vous rappelez de la fameuse scène où Alice doit être décapitée, et où elle finit par crier aux soldats et à la reine qui l'entourent : «Mais après tout, vous n'êtes qu'un jeu de cartes !». Et tout ce beau monde explose et s'envole, pendant Alice sort enfin de son rêve.
J'appelle ça le syndrome d'Alice au pays des Merveilles. Je l'ai expérimenté à maintes reprises. Embringué dans des obligations où je ne me reconnaissais pas, coincé contre le mur, j'ai fini par tout envoyer balader pour en finir avec une comédie que d'autres jouaient sans que je me sente concerné par leur conformisme. J'en ai au moins trois souvenirs.
Pendant mes études à Sciences Po, je cherche un job d'été. Me voilà embauché dans une agence de relations presse où on me demande de faire, justement, c'st dingue, une revue de presse. Ça consiste à lire des journaux, à découper des articles où les clients de l'agence sont cités et à les coller à la Gutta sur des feuilles A4. Lecture d'articles, repérage des clients, découpage... C'est chiant comme la pluie sur un champ de navets. Je suis dans un bureau sans âme, rue du Rocher. Il fait beau, j'entends dehors la rumeur de la ville. Et moi je fais du travail manuel comme au centre aéré. Je me demande vraiment ce que je fous là.
A la pause, les deux femmes qui viennent voir mon boulot écarquillent des yeux ronds comme des soucoupes en découvrant mon “travail” : j'ai découpé les extraits et pas les articles. Le blaireau intégral ! Non seulement tout est à refaire, mais les pages des journaux sont saccagées, donc irrécupérables. Elles commencent à me faire la leçon. Elles veulent que je répare les dégâts. Et fissa, car le client attend. Le rouge me monte aux joues. Je me sens très mal à l'aise. Heureusement, Alice vole à mon secours. Elle me fait signe dans l'encadrure de la porte. J'attrape ma veste, et je les plante là en leur indiquant en substance à quel endroit elles peuvent se carrer leurs découpages à la gland.
Saut dans le temps. Je me retrouve à Air France. Finis les découpages, je m'occupe des médias de la Compagnie. Ahaaa ! On fait moins les malins, hein ? Parmi mes contacts, une personne dont la fragilité psychologique lui vaut des égards, des attentions et une patience qu'elle ne rend absolument pas à ceux qui les lui manifestent. C'était une grande dame qui a fait des tas de projets hyper-géniaux. Mais un jour, elle a pété une durite et ce n'est plus qu'une pâle figure avec un caractère de chien. Il faut supporter stoïquement ses foucades car elle valide des tas de trucs, dans un poste aménagé pour elle et sa fin de carrière chaotique. Tenzin Gyatso doit avoir des trucs pour gérer ça. Moi pas.
Je passe la voir, justement, pour recueillir son blanc-seing. Comme prévu, je me fais défoncer tous les deux mots. Impossible d'en placer un sans me prendre un retour croisé : «Mais non!». On m'a bien recommandé de la ménager, donc je fais mentalement le vide dans mon esprit. Mais même cet effort doit se voir car elle redouble de «Mais non !» furieux dès que j'argumente. La moutarde me monte au nez. Le Dalaï-Lama se fait bousculer par Alice, qui m'appelle dans le couloir. Je plante là la névrosée acariâtre, je lui jette mes docs en vrac, je lui dit que je ferai sans elle, que ça suffit comme ça, maintenant, non mais des fois... Elle est comme statufiée. Elle contemple, ahurie, le souk que je laisse sur son bureau, les yeux fixes, les bras figés, la bouche grande ouverte de stupéfaction. On croirait qu'elle va vomir.
Et nous voici à l'époque moderne. Mes talents d'écrivaillon commence à me titiller et je me lance avec ce blog. J'ai besoin de côtoyer quelques grands anciens pour me donner du courage et m'ouvrir quelques portes d'éditeur, dont je me suis déjà pris les lourds battants sur les doigts. Une connaissance me met en relation avec une femme, habituée des best-sellers. C'est un calvaire d'entrer dans toutes les librairies de France et de Navarre : tous ses bouquins trônent sur les tables. Je l'appelle au téléphone, m'attendant à avaler quelques cuillères de soutien compassionnel. Je t'en fiche… Elle me dézingue dès que j'ouvre la bouche.
- « Mais les éditeurs...»
- « Il faut leur envoyer des manuscrits, point barre !»
- « J'ai une amie qui est agent littéraire, elle pourrait m'aider ? »
- « Vous n'avez rien écrit et vous voulez déjà un agent ? »
- « J'ai déjà écrit trois bouquins...»
- « Vous croyez que ça suffit ? »
- « Mais je…»
- «Je ! Je ! Je ! Mais vous ne pensez qu'à vous ! »
Aliiiiiice ! Au secours ! Viens me sortir de ce cauchemar littéraire ! Mais là, rien à faire. Alice est aux abonnés absents. Demerden sie zich ! Faut dire que balancer à quelqu'un au téléphone (quelqu'une, en l'occurrence...) qu'elle n'est qu'un jeu de cartes, ça perd en spectaculaire. Ça limite les effets de manche. Certes, je pourrais raccrocher rageusement. M'en aller comme un prince du bigophone. Claquer le combiné avec la porte. Mais non, curieusement, moi la tête de lard à la couenne endurcie, je me confonds en bredouillis. Je me liquéfie sur mon portable. Je sue à grosses gouttes. Tellement que ça finit par faire une flaque. Et puis ça remplit la pièce où je suis. M'accrocher à la table pour ne pas me noyer dans ma désolation sudoripare. Tiens, il y a un gâteau dessus. Avec quelque chose d'écrit dessus... «Casse-toi !»