Entre le 12 et le 15 juin, le « grand Tunis » et sept autres gouvernorats ont été placés sous couvre-feu pour rétablir le calme après des protestations accompagnées de violences contre une exposition d’art contemporain, le « Printemps des arts ». Parfaitement emblématique des enjeux politiques de la production culturelle dans le monde arabe, l’événement a fait couler beaucoup d’encre. Cet essai de chronologie est à lire comme un préalable aux différentes interprétations de l’événement (billet à venir).
Etat islamique de Tunisie. Avec le label du ministère de la Culture on humilie le Prophète.
Le contexte est important. A la charnière de deux grands sous-ensembles régionaux, le Maghreb et les pays du Machrek, la Tunisie a apporté, dès le début de la Renaissance arabe au XIXe siècle, une importante contribution à la modernité intellectuelle et politique de la région. C’est d’ailleurs d’une œuvre d’Abul-Qacem al-Chebbi, un poète mort à Tunis en 1934, qu’a été tirée la phrase Le peuple veut…, reprise dans la quasi-totalité des Etats de la région lors des manifestations du « Printemps arabe ». Celui-ci – comment l’oublier ? – a « commencé » en Tunisie, après l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010. Modèle d’une certaine modernité sociétale (en particulier sur la question féminine), la Tunisie a été le premier pays à se débarrasser de son président (aujourd’hui hébergé en Arabie saoudite). Elle a également ouvert, politiquement, ce qui prend désormais des allures de cycle avec l’arrivée au pouvoir, par les urnes, d’un gouvernement dominé par des forces se réclamant de l’islam politique (formule qui s’est répétée, pour se limiter à ces seuls exemples, au Maroc et en Egypte).
Constante de l’histoire de la région, la rencontre explosive des sphères politique et culturelle est, elle aussi, entrée dans un nouveau cycle avec le « printemps arabe ». Dans le cas tunisien, il faut au moins rappeler l’« affaire Persepolis » en octobre 2011, avec la diffusion par la chaîne privée Nessma, juste avant les élections législatives, de ce film d’animation très critique de la République islamique d’Iran (voir ce billet). Quelques mois plus tard, en mars 2012, la célébration de la « Journée mondiale du théâtre » avait également mal tournée lorsque les membres de l’Association tunisienne du théâtre, venus rappeler que « le peuple veut à nouveau du théâtre » avaient rencontré les militants de Nusrat kitâb Allah (Ceux qui font triompher le Livre de Dieu), demandant l’inscription (تنصيص) de la loi religieuse islamique (charia) dans la Constitution. La présence simultanée des deux groupes de manifestants de chaque côté de l’avenue Bourguiba avait tourné à l’affrontement. Des artistes, et même le Théâtre municipal, un prestigieux bâtiment datant de 1902, avaient ainsi fait les frais de la colère de certains militants du mouvement extrémiste, hostiles à toute forme d’expression susceptible de détourner de l’adoration divine, et particulièrement remontés contre le théâtre, un art étranger, « importé » dans le monde arabe (à partir du milieu du XIXe siècle).
Des militants assez exaltés et qui ne manquent pas d’un certain sens de la théâtralité puisqu’ils avaient complété leurs exploits ce jour-là par un coup d’éclat hautement symbolique : l’installation, au sommet d’une horloge monumentale en plein cœur de la ville, du drapeau d’un (imaginaire) califat islamique (fond noir avec en blanc la shahada, déclaration de foi musulmane). Ils rééditaient ainsi une opération qui s’était déroulée au début du même mois de mars, lorsque certains d’entre eux avaient remplacé sur un des toits de l’université de la Manouba l’étendard tunisien par ce drapeau noir, en dépit de la résistance d’une militante étudiante. La scène, filmée sur des téléphones portables, avait suscité une très vive émotion et « l’héroïne anti-salafiste » avait été décorée quelques jours plus tard par Moncef Marzouki, « président provisoire » du pays.
Le 1er juin, la dixième édition du « Printemps des arts » était inaugurée au palais Abdellia . Organisé par des curateurs étrangers très intégrés à la scène artistique tunisienne, ce rendez-vous annuel est l’occasion pour des plasticiens locaux d’exposer leurs travaux dans ce très bel édifice du début du XVIe siècle, situé à La Marsa, banlieue très huppée de Tunis. Les œuvres des artistes, sélectionnés sur dossier, n’avaient pas à s’inscrire dans une thématique particulière,mais le contexte du moment a fait qu’une bonne partie des travaux se sont inscrits dans une perspective très critique de l’islam politique. Un fait qui n’avait pas échappé aux organisateurs puisqu’ils ont demandé à un des exposants, Electro Jaye sous son nom d’artiste, de décrocher peu après l’inauguration un tableau intitulé La république islaïque de Tunisie. Censure ou, à tout le moins, soumission aux pressions du contexte politique pour certains, simple malentendu pour les organisateurs, l’événement n’est pas vraiment sorti du cadre des milieux spécialisés qui l’ont, en revanche, assez abondamment relayé (voir par exemple ici).
Le dimanche 10 juin, dernier jour de l’exposition, un huissier se présente au palais Abdellia pour constater l’« offense à l’islam » de certaines œuvres. Le climat est électrique, d’autant plus que tout le pays commente un communiqué du « représentant d’Al-Qaïda en Tunisie », appelant à la guerre sainte dans le pays. Depuis plusieurs jours, une campagne – mensongère en ce sens qu’elle reproduit des tableaux qui ne figurent pas dans l’exposition – circule sur les réseaux sociaux, notamment de la part des militants de Ansar al-Charia (“Les partisans de la charia“, un groupe déjà très présent lors des violences contre la station Nessma). Dans la nuit, des personnes s’introduisent par les toits, lacèrent différentes œuvres et emportent même l’une d’entre elles, une installation de Faten Gaddes intitulée Le ring.
Le lendemain, lundi 11 juin, de violents affrontements opposent, à Tunis et ailleurs, les forces de l’ordre à ce qui semble être (notent certains observateurs) des groupes de salafistes et de jeunes délinquants. Les émeutiers s’en prennent notamment à des postes de police, à des locaux syndicaux. Le bilan est lourd : plus de 700 blessés et même un mort, à Sousse.
Mardi 12 juin : de nombreux responsables politiques interviennent. Ali Laraayedh, le ministre de l’Intérieur, met en cause les salafistes, les réseaux de drogue et d’alcool et les foulouls, un terme emprunté au lexique égyptien qui fait référence aux partisans de l’ancien régime. Mehdi Mabrouk, ministre de la Culture, rappelle la nécessaire différence entre un art « normalement » provocateur et « l’agression de symboles sacrés ». A l’Assemblée nationale, des députés du parti Ennahda évoquent une législation qui encadreraient les libertés d’expression et de création pour empêcher les « atteintes au sacré », notamment « par dérision ou par ironie ». Rached Ghannouchi, le fondateur du parti islamiste Ennahda majoritaire au gouvernement, évoque le précédent européen, comparable à ses yeux, des lois mémorielles, imposant un point de vue officiel sur certaines questions.
Le mufti de la République, Othmane Batikh, publie un communiqué qui considère que les œuvres incriminées « comportent des représentations symboliques portant outrage au sacré en islam. Les symboles sacrés de l’islam sont des lignes rouges à ne pas franchir. »). Le lendemain, c’est l’imam de la Zitouna, la principale institution religieuse du pays, qui rappelle qu’il est licite de verser le sang des kuffâr (mécréants, impies, renégats, apostats : la notion, complexe, est loin de recouvrir le même sens dans le langage courant ou pour les juristes).
Un couvre-feu est imposé de 21 heures à 5 heures du matin à Tunis et dans sept régions du pays.
Jeudi 14 juin, le ministère de la Culture affirme que six œuvres du Printemps des arts ont été confisquées. A la surprise générale, la grande manifestation du lendemain, à laquelle pourtant appelle le parti Ennahda, est annulée.
Vendredi 15 juin : conférence de presse réunissant plusieurs intellectuels, dont le Secrétaire général des écrivains tunisiens. Les participants condamnent en particulier les propos du ministre de la Culture et réclament sa démission. Dans l’immédiat, une plainte est déposée contre lui, ainsi que contre les ministres de l’Intérieur et des Affaires religieuses. Menacés (ils sont presque une trentaine dans ce cas), des artistes se sont mis à l’abri en quittant le pays. Les autorités annoncent la levée du couvre-feu. Béji Caïd Essebsi, ancien Premier ministre de Ben Ali et dirigeant du RCD (parti au pouvoir dissous après la révolution), annonce la création d’un nouveau parti, Nidaa Tounes (L’Appel de la Tunisie).
Mardi 19 juin : l’huissier qui s’était présenté au palais Abdellia est arrêté pour des actes « assimilables à des troubles à l’ordre public » (publication de photos des toiles sur Facebook et manquement à son devoir de réserve). En revanche, l’imam de la Zitouna, Hocine El-Laâbidi, n’est pas poursuivi.
Fin, sans nul doute provisoire, de l’épisode avec l’essentiel des faits (qui peuvent toujours être complétés dans les commentaires). A suivre…