Jimmy Cliff célèvre cette année le quarantième anniversaire du film qui a popularisé la Jamaïque et le reggae à travers le monde, The Harder they Come, de Perry Henzell, sorti en septembre 1972. Il sera du coup la tête d'affiche du Reggae Sun Ska, en août, un des deux festivals majeurs en France. L'auteur de Many Rivers to Cross et du tube reggae de tous les vacanciers, Reggae Night, publiera aussi mi-juillet un nouvel album, Rebirth, après sept ans d'absence.
Un CD qui revient aux racines du reggae, le ska et le rock steady : "Franchement, je n'ai pas fait exprès de le sortir en cette année anniversaire", assurait-il la veille d'un concert au Bataclan en mai. "Tous ces événements sont des points de repère pour la Jamaïque, et l'occasion de prendre la mesure de l'impact de notre île sur le reste du monde. La Jamaïque est un modèle réduit de la planète, un laboratoire. Tout ce qui s'y passe arrivera un jour ailleurs : l'affrontement violent entre les partis politiques, l'endettement... Si vous regardez bien la forme de notre île, elle ressemble à un oeil allongé. C'est un oeil qui regarde le reste du monde."
A 64 ans, Jimmy Cliff a gardé ses formules poétiques mais aussi une forme olympique. Il s'entraîne toujours une à deux fois par semaine au kung-fu, "pour ne pas oublier ce que [lui] ont appris [ses] maîtres chinois". Il vit entre Kingston, la capitale, et son village natal, dans la paroisse de Saint James, à 20 km de Montego Bay : "J'y retourne quand j'ai envie que les gens m'appellent James, mon véritable prénom." C'est là, à l'école primaire, qu'il commence à écrire ses chansons, à les chanter lors des "sound systems" de ses voisins.
Jimmy Cliff fera le tour des studios d'enregistrement : "La première fois que j'ai enregistré un disque, raconte le chanteur, on m'a donné 1 shilling. Les Wailers étaient plus chanceux que moi chez Studio One, on leur donnait 2 livres par semaine. Moi, je n'ai eu droit qu'à 1 shilling, et on me chassait d'un geste de la main : "Voilà, écolier, va prendre ton bus." Ensuite je suis tombé sur le producteur Leslie Kong. Il était très correct alors je suis resté avec lui. Je pense que c'est pour ça que j'ai échappé à beaucoup d'arnaqueurs, contrairement à d'autresde mes collègues."
Cela ne l'empêchera pas de remporter un procès en 2009 contre son ancienne maison de disques, EMI, qui avait commercialisé des chansons sans son autorisation.
Après cinquante ans de carrière, Jimmy Cliff a l'air un rien déboussolé par les changements technologiques, mais cela ne l'empêche pas de prendre son temps pour retrouver des producteurs aussi fiables que son premier mentor : "Avant, pour entendre nos chanteurs préférés, il fallait attendre qu'ils passent à la radio puis, dans les années 1980, à la télé. Maintenant, plus besoin d'attendre, ils sont téléchargeables sur Internet. Le business de la musique a du coup beaucoup changé. C'est dur de trouver les bonnes personnes avec qui travailler : les bonnes compagnies,les distributeurs,les agents ou les managers, mais j'ai trouvé une équipe de Los Angeles dont je suis très content."
Il explique ainsi la lenteur avec laquelle sort aujourd'hui son disque, Rebirth, décalé d'un mois. Le premier morceau extrait de son album est une reprise des Clash, Guns of Brixton, un morceau qui évoquait déjà Ivan, le personnage qu'il interprétait dans The Harder they Come, et qui racontait l'atmosphère tendue qui régnait au début des années 1980 à Londres, avant les fameuses émeutes de Brixton.
Cette reprise, il l'a enregistrée à Londres à l'été 2011, pendant les débordements violents survenus après la mort d'un jeune Noir tué par un policier : "J'ai été inspiré par les émeutes de Londres, mais aussi par le "printemps arabe", précise-t-il. De plus, la dernière chanson que Joe Strummer, des Clash, a enregistrée, c'était avec moi, pour mon dernier album, Over the Border. Le producteur de Rebirth, Tim Armstrong [punk californien, membre des Rancid] a aussi travaillé pour Joe Strummer. Ils viennent de l'ère punk rock des années 1970, et ils étaient tous influencés par le reggae. Normal, nous dénoncions la même chose : les injustices sociales, l'hypocrisie religieuse, et les clans politiques..."
Si Jimmy Cliff trouve que la technologie a bouleversé sa manière de travailler, il a le sentiment que rien n'a beaucoup changé politiquement ces quarante dernières années : "Le seul changement significatif pour moi est que la Chine est devenue une puissance mondiale, résume-t-il. Les Chinois investissent beaucoup l'Afrique, à mon grand regret. Car pour moi qui l'ai beaucoup visité, ce continent n'a pas besoin de puissance étrangère. L'Afrique a besoin des Africains pour prendre soin d'elle, mais ses leaders ne l'entendent pas ainsi. La Chine a compris que toutes les matières premières, les intellectuels du futur, sont en Afrique, et elle veut se les approprier comme les colons autrefois, sauf qu'elle ne le fait pas avec les armes."
Jimmy Cliff avoue évoquer cette question de manière très symbolique, avant d'éclater de rire : "Hey, je veux pouvoir faire une tournée en Chine." En plus des rock-steady, Ruby Soho ou ska A Hard Rain's Gonna Fall, Rebirth contient un autre tube, One More : "J'ai une dernière histoire à vous raconter, une dernière chanson à vous chanter...J'ai tellement de choses encore à faire : j'aimerais jouer dans des stades, obtenir un Oscar pour un rôle, et je n'ai pas encore écrit mes meilleures chansons. Et c'est ça qui me donne l'énergie de continuer. J'ai ouvert les portes du reggae comme un berger, et toutes mes brebis ont traversé. Celui qui a ouvert le passage doit fermer le passage. Je n'ai jamais voulu être le roi du reggae, j'ai même dit il y a longtemps dans une de mes chansons :"Je suis le roi des rois." Qu'il en soit ainsi.
Stephanie Binet, pour:
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Source :
Le Monde.fr