Nous voici inéluctablement arrivés, amis visiteurs, à la troisième étape de notre réflexion commencée voici deux semaines à propos du lait dans le monde divin : après la tétée du nouveau-né princier, après celle précédant la cérémonie du couronnement, demandons-nous ce matin quels furent les rapports que l'idéologie pharaonique établit entre allaitement et survie dans l'Au-delà.
Cette ultime intervention clôturera définitivement le long cycle de la perception du lait dans le monde égyptien antique que nous avions entamé en mai dernier.
Plusieurs passages des Textes des Pyramides insistent sur le fait que, décédé, le roi, passant d'un état à un autre, renaît à une nouvelle vie (que notre vocabulaire étriqué appelle la mort). Cette naissance ou, plutôt, cette re-naissance, l'assimile métaphoriquement à un nouveau-né. Et dans ce cas de figure, il a tout naturellement besoin de ces soins dévolus à chaque nourrisson, l'allaitement étant d'évidence le plus important d'entre eux. D'autant plus que ce lait maternel sera pour lui le garant de la continuité, dans des conditions optimales souhaitées, de son avenir post mortem. En un mot comme en cent, il sera le gage de son éternelle jeunesse.
Prends mon sein afin que tu le tètes, ô souverain, puisque tu es de nouveau vivant, ô souverain, et que tu es de nouveau petit, ô souverain, peut-on par exemple lire au paragraphe 912 b.
Et, lui faisant suite, les §§ 913 a et b, ajoutent :
Tu monteras au ciel comme les faucons, tes plumes étant comme celles des oiseaux, ô souverain.
Après son décès, le roi allaité est donc assuré de s'envoler vers les cieux : ainsi s'expliquent les figurations ailées rencontrées dans certaines tombes. Dès lors, il n'est pas incongru de considérer que l'allaitement funéraire du monarque, s'il a évidemment une connotation nutritive, participe pleinement de son programme de régénération, constituant même les prémices d'une renaissance triomphale, d'une résurrection glorieuse, comme le définissait en 1951 feu l'égyptologue français Jean Leclant.
En outre, protégé par l'absorption intarissable de lait divin, - comprenez : sans plus jamais être sevré ! -, le roi peut ainsi être certain de la pérennité de ses privilèges, de la conservation perpétuelle de l'ensemble de ses prérogatives, de l'intégralité de son pouvoir dans l'Au-delà.
Nutritif et protecteur, voilà des qualifications bien précises qui, dans ce
corpus funéraire des premiers temps, furent étroitement associées au lait de certaines déesses.
Il appert que c'est de la Vème dynastie que date la première représentation de la scène de l'allaitement royal. Et plus précisément dans le temple de Sahourê, un des prédécesseurs d'Ounas.
Ce thème se codifiera et son répertoire s'enrichira dans d'autres temples funéraires royaux tout au long de cette dynastie et de la suivante.
(Ces deux clichés proviennent de l'étude que l'égyptologue allemand Ludwig Borchardt consacra au temple de Sahourê, dont les trois volumes sont librement téléchargeables sur le site de l'Université de Heidelberg : le blog original, à la page 20 du tome 1 [1910] et le dessin à la page 18 du tome 3 [1913] ).
Permettez-moi, ici et maintenant, d'indiquer que si au lieu de vous présenter les trois
phases successives d'allaitement du souverain dans l'ordre chronologique des étapes de sa vie - naissance, couronnement, puis décès -, j'avais plutôt respecté celui de l'apparition de cette thématique dans le programme iconographique des temples funéraires, c'est par l'allaitement d'un roi défunt que j'eusse dû commencer ; par
celui d'un roi couronné poursuivre avant de, paradoxalement, terminer par celui d'un nouveau-né princier ...
Cette fonction nourricière dans l'Au-delà est également exprimée par une scène, probablement la plus connue, la plus invraisemblable aussi si vous la jugez à l'aune de nos esprits rationalistes occidentaux contemporains, unique pour l'exprimer d'un mot : il s'agit de l'esquisse, exceptionnelle, peinte en rouge et noir que rehaussent les touches vertes des feuilles sur un des piliers de la chambre sépulcrale de l'hypogée de Thoutmosis III (XVIIIème dynastie) dans la Vallée des Rois.
Sur ce cliché que je me suis autorisé à prendre à partir du très bel ouvrage que consacra l'égyptologue belge Arpag Mekhitarian à la peinture égyptienne, vous remarquerez que de ses mains grêles, le souverain, suggéré par quelques prestes traits noirs, saisit le bras, imposant, émergeant du tronc, de la déesse du sycomore, qui soutient un plantureux sein nourricier, également noir.
Seule l'inscription qui suit le cartouche royal permet d'identifier la déesse sous cette forme d'arbre puisqu'elle indique : Il tète sa mère Isis ; le nom de cette dernière étant écrit grâce aux deux derniers hiéroglyphes de la colonne derrière les jambes du roi Menkheper-Rê. (Thoutmosis III)
Le lait - tout comme le vin, d'ailleurs, nous le verrons quand nous aborderons les dernières vitrines de cette salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre-, était considéré comme un breuvage censé favoriser toute régénération.
Ainsi, avez-vous peut-être un jour été étonné de voir, sur la paroi sud du sanctuaire au niveau de la dernière terrasse du temple de millions d'années de la reine Hatchepsout, à Deir el-Bahari, (XVIIIème dynastie), la figuration de quatre bassins remplis de lait : ils participaient en fait d'un rite visant à renforcer le pouvoir de renaissance de Rê chaque jour qui consistait, dans le chef des veilleurs sacrés, à éteindre à l'aube les torches en les plongeant dans ce précieux liquide.
Toujours chez Hatchepsout, mais au niveau de la deuxième terrasse cette fois, cette scène ressortissant au même thème :
la reine, à droite, à l'aspect juvénile, tétant le pis de la vache sacrée Hathor et, à gauche, adulte, sous le
mufle divin.
Comme d'autres rites - je pense par exemple à l'offrande de la Maât ou à l'offrande du nom du roi -, celui de l'allaitement invitait Pharaon à proclamer que c'était des dieux qu'il détenait sa souveraineté, possession absolument inaliénable préservant le pays de sombrer dans le chaos. Et donc, l'assurait d'un règne effectif pour l'éternité, à la suite de tous ses prédécesseurs dans l'Au-delà.
(Bonhême/Forgeau : 1988, 85-92 ; Capart : 1912, 17 ; Cauville : 2011, 55 ; Forgeau : 2010, 77-80 ; Leclant : 1951, 123-7 ; ID. : 1961, 256 sqq. ; Mekhitarian : 1978, 38 ; Moret : 1902, 64)