(première édition : éd. Leo Scheer, janvier 2008)
Ce petit ouvrage (127 pages) prend la forme d'un long monologue ou d'une conversation entre la protagoniste du roman et Allah, le seul être à qui cette jeune paysanne des montagnes de l'Atlas marocain puisse se confier en toute honnêteté.
Jbara habite sous une tente à Tafafilt, petit hameau perdu au fin fond du Maroc, avec pour seule compagnie la misère du quotidien. Bergère le jour aux côtés de sa famille nombreuse dans une misère sans nom, elle ignore tout de la réalité de la vie. Celle-ci se résume pour les gens de sa condition aux cinq prières quotidiennes qui rythment chaque jour de leur vie. Parfois, un car de touristes occidentaux traverse le village et, lors des jours fastes, il s'arrête et déverse un flot de voyageurs ahuris devant cette engeance vivant comme à l'âge de pierre. C'est alors l'occasion pour le père de Jbara de mettre en scène ses enfants tels des bêtes de foire et de glaner ainsi quelques dollars. Une fortune.
Le car de touristes, c'est l'unique contact que Jbara entretient avec le reste du monde, la ville, la modernité fantasmée. Comme elle serait belle, la vie à l'européenne. Car dans son village, les traditions ancestrales et archaïques ont la vie dure. Tout est haram (péché). On n'éduque pas les jeunes filles. Elles sont justes bonnes à élever les moutons et les chèvres, faire à manger et prendre soin de leur famille avant d'être mariées et reproduire le cycle. A son insu, Jbara est abusée sexuellement par un marchand ambulant pour quelques friandises. Elle ne comprend pas. Il profite de son innocence pour son plaisir personnel. Jusqu'au jour où l'irrémédiable se produit. A force de rêver de la ville et de ses lumières, de prier Allah pour qu'il lui adresse un signe, le car de touriste repasse mais ne s'arrête pas. Une valise tombe du bus. C'est le passeport de Jbara pour une nouvelle vie... Mais quelle vie, lorsque l'on est pauvre, illettrée, femme et que l'on a uniquement sa beauté pour seul atout dans une société où tout est tabou, mais où l'hypocrisie est reine ?
Mon avis : Ce roman est un véritable électrochoc de conscience. On n'en ressort pas indemne. L'écriture est volontairement crue, parfois dérangeante pour certains, mais la réalité de la vie ne l'est-elle pas ? J'ai longuement réfléchi à la nécessité d'employer un tel vocabulaire pour narrer les faits sordides auxquels la jeune Jbara est confrontée au fil de sa quête d'ascension sociale. Cet ouvrage a pour but d'éveiller les esprits sur la profonde schizophrénie de cette société où l'Islam est utilisé comme prétexte à l'asservissement des femmes et à la déculpabilisation des sévices commis par les hommes envers elles. Dans ce contexte, à quoi bon enjoliver les mots pour décrire une situation bien moins reluisante. Rien ne sert de tourner autour du pot, autant mettre les pieds dans le plat et hurler haut et fort sa révolte face aux sujets qui fâchent et que la majorité s'évertue, tout au long de sa vie, à cacher sous le tapis. C'est toute cette poussière, ces secrets si bien gardés, que Saphia Azzeddine renvoie en pleine face de tous les plus grands hypocrites de cette communauté. A ceux qui s'offusqueraient en croyant que cet ouvrage est un blasphème, loin de là, qu'ils soient (partiellement) rassurés. Confidences à Allah n'est pas un appel à ne plus croire en Dieu. Bien au contraire, Allah tient un rôle prépondérant tout au long du roman. Il est le confident, l'unique ami de l'héroïne, à qui elle déclare même son amour profond. C'est à tous ceux qui se prétendent ses intermédiaires qu'elle reproche l'utilisation intéressée et pervertie de la parole divine. A tous ces fondamentalistes, ces fainéants qui décident un jour que la société les respectera pour leur supposé savoir sacré, décidant de ce qui est bon ou pas pour les autres, et ce en échange de rémunération et avantages en nature.
[Jbara, au sujet de son père] "Il est souvent chez le fkih du village voisin. Un fkih, c'est - comment dire en restant polie ? - c'est... c'est comme un imam. Non, pas du tout. Jamais. Ce n'est pas juste pour les vrais imams. Non, un fkih c'est en général le plus idiot du village qui ne veut pas bosser pour de vrai alors un jour il décide de devenir imam. Enfin c'est eux qui s'appellent comme ça. Un vrai imam, normalement, c'est un type bien qui ne fait rien de mal. Il faut y aller pour représenter Allah sur terre, il faut être sacrément à la hauteur. Les fkih, eux, en général ils ne savent ni lire ni écrire. Et la plupart du temps ils puent des pieds. Ce sont des dangers publics qui bouffent gratos, qui vivent à l'oeil et sur le dos des pauvres et des ignorants. Des vrais enfoirés que tous les pauvres gens respectent et craignent, en plus. Mon père le premier." [p.13]
Saphia Azzeddine ne remet pas en cause l'existence d'Allah ou ceux qui ont foi en lui. Elle pointe du doigt tous les rebuts de la société qui prennent Dieu à témoin afin de justifier leur piètre condition de vie, leur misère ou leurs mauvaises actions.
"Pardon, Allah, de T'avoir pris à partie tout à l'heure. Je ne veux pas être comme ces gens qui aiment Te culpabiliser. Les hommes n'arrêtent pas de le faire. Au lieu de se bouger, ils attendent que Tu te bouges, Toi." [p. 79]
"Je sais que c'est un mot magnifique, Inch'Allah [si Dieu le veut]. C'est comme le petit espoir en plus qui fait que tout devient possible, comme un petit coup de pied aux fesses qui me réveille quand je perds espoir, comme si Allah me disait : "Je n'ai pas encore prix Ma décision alors lève-toi et tu verras." Je sais que la décision finale T'appartient, Allah, mais je me dois d'escalader tout en haut de la montagne même quand les nuages m'empêchent de voir le sommet. Les fainéants eux, ils prennent Inch'Allah à la lettre parce que ça les arrange trop de dire que c'est à Toi de décider. Que si ça merde c'est parce qu'Allah ne voulait pas que ça arrive. Que c'est la volonté d'Allah. C'est sûr que le cul vissé sur un matelas, rien n'arrive, père ! Inch'Allah un jour tu te lèveras, père !" [p. 79-80]Elle dénonce également tous ceux qui trouvent refuge dans la religion afin d'opprimer à leur tour autrui, la femme en tête de liste, afin de redonner un sens à leur vie si misérable qu'ils n'auraient pu connaître la gloire par des capacités plus honorables. Les mêmes, bien souvent, qui au comble de l'hypocrisie, sont les premiers à céder à la tentation du Vilain, comme ils le clament si fort dans leurs prêches, les mêmes que les prostituées reçoivent pour clients, les mêmes qui soutirent des faveurs sexuelles de leurs employées ou de plus faibles qu'eux.
"L'imam commence son prêche, moi j'ai la dalle. Aujourd'hui, il parle des femmes et de leurs devoirs envers leurs maris, frères, fils, cousins, neveux, pères, grands-pères, arrière-grands-pères, petits-fils, arrière-petits-fils, beaux-frères, beaux-fils, cousins éloignés, cousins du troisième degré, etc. Mais quand même, il souligne que sans la bénédiction de la mère, les enfants, donc les hommes aussi, ne connaîtront jamais le bonheur sur terre ni le paradis céleste. Ouf, j'ai eu peur qu'on n'ait rien en retour. Seulement, il faut être mère... Je ne suis qu'une femme... Vite, j'oublie.
- Dites à vos épouses d'abaisser un voile sur leur poitrine...
Quel rapport avec les cheveux ? Et pourquoi Allah Tu ne T'adresses pas à moi directement, pourquoi Tu dis "dites à vos épouses" ? Pourquoi Tu ne me dis pas "pour être une femme bien il faut t'habiller décemment" ? J'aime qu'on s'adresse à moi. Pourquoi nous les femmes on a besoin d'un intermédiaire, de quelqu'un qui nous dise comme on doit s'habiller, se comporter et évoluer ?
- Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises à leurs maris...
Allah, Tu souris, n'est-ce pas ? Je sais. Je souris aussi. Il y a un truc qui ne tourne pas rond, un truc que je n'ose pas penser, un truc qui arrange tous les bonshommes de la terre mais qui ne me convient pas à moi, moi la femme. Obéissante et soumise. A Toi. Uniquement." [p. 100-101]Où est donc la noblesse d'âme ? Dans la ferveur de la dévotion chaque vendredi à la mosquée, ou dans la simple dévotion personnelle et privée que la petite Jbara prête à Allah, son confident, son meilleur ami, qu'elle aime de tout son coeur, non parce-qu'elle le craint, mais parce-qu'elle a foi en lui.
Et juste pour le plaisir, parce-que j'en ai déjà assez dévoilé, mais que cet extrait, je ne résiste pas à vous le partager, en guise de conclusion, parce-qu'après ça, tout est dit :
"Ils disent qu'il faut cacher ses ornements afin que l'homme n'ait pas de pensées inavouables. C'est écrit comme ça et ça n'a l'air e déranger personne. C'est lui qui a des pensées inavouables et c'est moi qui dois me cacher. Ça n'a pas de sens. De quel droit je deviendrais l'otage d'un homme qui ne sait pas se contrôler ? C'est à l'homme de s'éduquer, ce n'est pas à moi de me cacher. Et s'il ne veut pas s'éduquer, je n'ai qu'un conseil : la douche froide. Je ne vois rien d'autre pour soulager vos pensées inavouables, messieurs. Mais moi laissez-moi tranquille, moi et mes ornements, moi et mes cheveux, moi et ma chasteté ! Si des chevilles vous font bander, il est grand temps d'aller consulter.
Pas moi. Vous.
Pour troubles avancés de la kékette.
C'est une punition divine ce zizi, ma parole !" [p. 123-124]Ma note pour ce livre (entre 1 et 5 étoiles) :
Ce roman fut adapté au théâtre. L'actrice Alice Belaïdi, qui interprète le rôle de Jbara sur scène, fut récompensée par le Molière de la révélation théâtrale féminine en 2010.
Alice Belaïdi, Molière de la révélation féminine 2010
pour son rôle dans la pièce "Confidences à Allah"
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 25 juin à 22:24
Un très très bel article pour une lecture qui m'a chamboulé....