Parce qu’une blogueuse populaire aime raconter ses petites contrariétés de mère imparfaite mais aimante et ses aventures rigolotes au pays des trentenaires névrosées mais quand même attachantes (©Le Journal de Bridget Jones, ©Notting Hill, ©Love Actually, ©Sex and the city)
Samedi, c’était la fête de l’école à Sainte-Fistule.
la fête de l’école à Sainte-Fistule, c’est une grande kermesse sur une pelouse très bien tondue, avec des spectacles remplis de petits garçons et de petites filles qui s’appellent Bérangère, Gonzague ou Edouard et qui se font pipi dessus pendant les représentations, et aussi des stands de jeux de chamboule-tout et de pêche à la ligne tenus par des mamans et des papas toujours bien habillés et très souriants même quand ils sont malheureux, ou fâchés, ou qu’ils n’ont pas fait un câlin sexuel depuis longtemps (ils font pas souvent des câlins sexuels parce qu’ils ont lu Face aux mensonges du Malin, de Benoît Croix Vé Bâton, où on explique que les câlins sexuels donnent le cancer de l’oreille et contribuent à faire élire Jean-Luc Mélenchon, mais moi je pense qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on lit).
Chaque année, je dois vraiment me bagarrer pour que Loutre m’accompagne à la fête de l’école de Sainte-Fistule. Chaque année, quand je préviens Loutre que c’est la fête de l’école, il y a un grand silence dans la pièce d’à côté, et puis je l’entends poser son bouquin de John Irving, et après Loutre passe devant moi sans rien dire, les yeux dans le vide, et donc je demande “tu vas où?”, et Loutre me répond “à la pharmacie, j’ai encore droit à deux renouvellements pour l’Alprazolam”.
Cette année encore, ça n’a pas loupé, et pendant on se préparait à partir pour l’apéro convivial et le déjeuner de la kermesse, Loutre n’arrêtait pas de dire des choses entre ses dents et aussi de prendre des cachets.
Moi aussi ça m’embête toujours d’aller à la fête de l’école de Sainte-Fistule, mais c’est pour faire plaisir à Phlegmon et pour donner l’illusion qu’on est une famille normale malgré les cadavres de rongeurs que la maitresse retrouve sur sa chaise.
Quand on est arrivés dans la cour de l’école, il y avait plein de monde qui buvait du cidre dans des gobelets en carton avec des grands sourires. Les grandes personnes parlaient de la tombola, de la dernière dent de lait de Matisse et des résultats de gym acrobatique de Péruline.
- Je vais gerber, a dit Loutre.
Il y avait des tentes qui avaient été montées avec l’aide de monsieur De Lagadec, qui s’y connaît bien en nœuds parce qu’il dirige les scouts du patronage et qu’il les emmène souvent camper en forêt de Brocéliande pour qu’ils deviennent des hommes (c’est pour ça qu’ils n’emportent même pas une boîte de pâté Hénaff, rapport au fait qu’ils sont censés chasser des choses pour se nourrir, mais la dernière fois qu’ils sont partis en camping ils ont seulement attrapé un corbeau qui était déjà mort à cause de la colibaccilose, et ils l’ont quand même plumé et mangé, et après dans la classe de Phlegmon il a manqué Théo, Enzo et Pierre-Marie pendant deux semaines).
Sous les tentes, il y avait des comptoirs où on pouvait acheter des boissons, des jouets recyclés, des crêpes et des brochettes de bonbons. Loutre a regardé les affiches avec les tarifs écrits dessus.
- Cool, pour le prix d’une crêpe au Nutella, Strauss-Khan peut se faire tailler une pipe par Zahia au Mariott de Saint-Barth.
- Arrête, j’ai dit, si madame De Lagadec t’entend elle va encore nous menacer de nous faire un procès.
- Bite, a dit Loutre. Poils. Couilles.
On a fait la queue pour déjeuner avec les autres parents pendant que Phlegmon partait avec ses amis. Phlegmon a beaucoup d’amis à sainte-Fistule maintenant, c’est parce que c’est une enfant très gentille et sociable et qu’elle a bien compris que disséquer des poussins morts et raconter des histoires de zombies qui mangent des cerveaux humains, ça se fait pas beaucoup dans les familles de ses copains et de ses copines, du coup elle a vraiment à cœur de rattraper leur retard à ce niveau-là. Ma fille, elle est très généreuse.
Donc on faisait la queue pour atteindre les barbecues où les papas faisaient griller des saucisses pendant que les mamans préparaient des limonades.
Au bout de quarante minutes, on avait bien avancé d’au moins deux mètres, et Loutre a dit:
- Je sais pas ce qui se rapproche le plus du bonheur indescriptible de piétiner deux heures dans une file d’attente avec des cons pour déguster une chipolata froide. Apprendre qu’on a un cancer du foie, ou découvrir que ta grand-mère a couché avec un SS de la division Das Reich neuf mois avant de donner naissance à ton père?
Quand on a fini par avoir nos plateaux, on a trouvé des places pour s’asseoir le long des grandes tables dans la cour, et on a commencé à manger, mais c’était pas très facile à cause des saucisses qui étaient très noires à l’extérieur et très roses à l’intérieur.
- Cette persévérance dans le ratage, cette constance dans la médiocrité culinaire d’une année sur l’autre, ça confine à l’expression artistique la plus pure, a dit Loutre en se cassant une dent sur sa part de tarte aux pommes mal décongelée.
Ensuite on est tous allés voir le spectacle de fin d’année des classes de CE1, qui avait pour thème “les cultures exotiques”. Les enfants, ils étaient tous déguisés en danseuses tahitiennes ou en guerriers maoris, ils faisaient une sorte de mélange entre le haka, le twist et la danse des canards pendant que les maîtresses tapaient dans des tambours fabriqués avec des boites de conserve et soufflaient dans des pipeaux en bois, c’était très joli même si ça ressemblait un peu à un concert de musique contemporaine interprété par les enfants attardés de l’IME du coin de la rue.
- Fais coucou à Phlegmon, j’ai dit, regarde, elle est au troisième rang à gauche, c’est celle qui se tourne systématiquement à droite quand tout le monde pivote vers la gauche et vice-versa. Putain elle a pas trop le sens du rythme…ni de la coordination motrice en général, d’ailleurs…tu sais faudrait peut-être qu’on consulte, en fait…non?
- Je reste sans voix, a dit Loutre. Dire que je me plaignais de ne jamais avoir regardé Vol au-dessus d’un nid de coucous, là j’ai droit au Huitième Jour revisité par un sociopathe amateur de rock sataniste. J’ai vraiment bien fait de venir.
- T’es sarcastique, j’ai dit.
- Non, je commence une dépression nerveuse, a répondu Loutre.
Après le spectacle, tout le monde a fait des jeux comme la course en sac ou le tir au but, et Loutre poussait discrètement les enfants qui sautaient dans les sacs en toile, et les enfants tombaient en avant et se cognaient le front par terre, et ensuite ils pleuraient, et ils voulaient dire que c’était Loutre qui les avait poussés mais Loutre était déjà loin, derrière le stand des boissons, en train de remplacer l’Oasis dans le containers des enfants par la bière Duchesse Anne de celui des adultes.
A un moment donné, Gonzague est venu vers nous en courant pour nous montrer la chouette épée en plastique qu’il avait gagnée à la pêche à la ligne. Gonzague, il était habillé comme un guignol, avec un bermuda gris, un chandail gris et une chemise à rayures Jacadi, et puis il avait les cheveux tout plaqués en arrière à cause du gel, et c’était pas sa faute, mais Loutre lui a quand même fait un grand sourire de requin.
- Tu pisserais dans un violon, ça m’en toucherait une sans faire bouger l’autre, bubon, tu prends ton canif en plastique, tes miasmes et ta connerie et tu vas voir là-bas si j’y suis.
Loutre avait dit ça tout bas, du coup personne n’avait entendu sauf Gonzague, qui a éclaté en sanglots et qui est parti en criant qu’il allait le diiiiiiiiiiiiiiire à son papa, qui est un avocat très riche et très vieux (Loutre dit qu’il a acheté sa femme sur BellesFemmesDeL’EstAvendre et qu’elle est même pas majeure, mais Loutre dit beaucoup de bêtises parfois, la maman de Gonzague elle a au moins vingt-cinq ans, alors bon).
Quand Phlegmon a reçu son prix de lecture devant tout le monde, elle a demandé si elle pouvait lire un poème pour fêter ça, et la maîtresse elle a dit bien sûr, et tout le monde a fait silence dans la cour (sauf Gonzague qui reniflait), et Loutre a pris cet air comme Raspoutine qu’aurait noyé une portée de chatons, et je me suis rappelé que Phlegmon avait écrit le poème avec Loutre, et j’ai voulu courir vers l’estrade mais c’était trop tard, Phlegmon était déjà en train de réciter:
- Ce n’est pas que ça m’ennuie d’être enfermée dans le grenier, de manger des croquettes pour chien ou de dormir sur une planche à clous, mais…
A la fin de la journée, on était de retour à la maison, Loutre était de nouveau en train de lire son John Irving, Phlegmon jouait à Resident Evil, Ted Bundy se léchait paresseusement le zob et Eva Braun faisait caca sous l’escalier, et tous les téléphones fixes et portables de la maison sonnaient en même temps, et j’avais reçu plein de mails avec comme objet “Procédure judiciaire” ou “Saisine de la DDASS”.
L’année prochaine, je sens que je vais devoir vraiment me bagarrer pour que Loutre ne m’accompagne pas à la fête de l’école de Sainte-Fistule.