Publié le 19 mars 2008 par Dagobert

Lisière
Ses premiers battements de paupière sont encore habités par l’impact. Ses pensées se dissipent, se dispersent. L’accident, l’effroi, la chute, le choc. Elle ne voit plus son corps à partir de la taille, encastré entre le volant et son siège. La ceinture de sécurité lui scie le buste en diagonale. La voiture, à l’extérieur, n’a pas l’air trop abîmé, juste enfoncée contre un gros rocher dissimulé les taillis denses bordant un champ de maïs. Plus haut, la route départementale d’où elle a dévalé, dix mètres plus haut, est audible mais invisible. Les rares véhicules y passent en fonçant sur le ruban d’asphalte droit et monotone. Ses cris vont s’y user au début. Elle s’est mordu méchamment la langue dans la collision et le goût de son sang achève d’éclaircir son esprit, la panique s’y installe immédiatement. Elle est sonnée mais consciente. Elle se rend bien compte que ses chairs sont avalées par la voiture et qu’elle ne s’en sortira pas sans aide. Le pire, c’est qu’elle est sure qu’elle n’a rien. Elle peut bouger ses orteils, elle n’a mal nulle part sa plus grosse douleur à sa langue, devenue grosse et douloureuse. Elle ajuste difficilement le rétroviseur pour tenter de localiser son sac, jeté sur la banquette arrière. Elle ne le voit pas. Comme d'un fait exprès, dans son dos, la Carmina Burana qui lui sert de sonnerie de portable envahit l’habitacle. Une rage extrême naît dans son ventre. Elle explose en cris, en torsions, en efforts.Impossible de s’extraire de ce bloc. Évidemment, elle hurle, geint et supplie. Pour l’instant, personne ne l’a entendu. Mais elle est assez lucide pour se rendre compte de l’horreur de sa situation.
Elle est partie, ce matin, pour la Bourgogne pour rendre visite à sa sœur et au bébé qu’elle vient d’avoir. Et là, à 50 kilomètres de la maternité, cet accident bête dont elle ne se rappelle même plus la raison. Elle est bien loin de chez elle et loin de Marc, si habitué à ne pas avoir de nouvelles pendant quelques jours. Si les recherches ne sont pas rapides et soigneuses, elle restera là jusqu'à ce qu’un paysan s’occupant de ses maïs la découvre, morte.
La première nuit tombe sur elle, les yeux grands ouverts, rythmé dans le chant lancinant, chronométré et inutile de son portable. Fatigué de ses appels répétés, il finit par s'éteindre dans un ultime couinement. Elle en ressent de la gratitude et le sommeil l’emporte pour un répit. La soif la ramène à une conscience. Le soleil est déjà haut, de rares voitures vont passer, elle va s’époumoner quand elles seront à sa hauteur même si elle sait sa cause perdue. Elle s’en voudrait de ne pas essayer. Sa langue lui paraît dure comme un morceau de bois lardé d'échardes. Son corps se plaint de la position qui l’ankylose douloureusement. Ses pensées sont claires, froides, rationnelles, presque cliniques. Malgré ses efforts, elle est bien prisonnière. Elle réprime sa peur, rumine ses humeurs, et espère malgré les douleurs. Le soleil se couchant dans une literie mauve et jaune pâle ne lui apporte aucun réconfort. Son avenir, lui, est barré de noir et son esprit a succombé à la fatalité.La seconde nuit tombe sur elle dans les prières vers un secours quelconque. La faim et la soif la font délirer, bredouillante, aux prises aux pires cauchemars de son existence.Le petit matin se lève sur elle, poupée clouée et hagarde. De larges cernes se dessinent sous ses yeux, la douleur est intense, froide et la fin lui apparaît inéluctable. Elle n’a pas un cri, pas une plainte quand elle voit l’étranger. Émergeant d’une rangée de maïs, il se tient raide à quelques mètres de la voiture, en lisière du champ. Elle est tétanisée par cette apparition soudaine, si peu probable et si étrange, à la fois.
C’est un homme plutôt rond habillé avec soin. Les pans de sa redingote, d’une moire riche, lui caresse les chevilles. Il se dégage de lui une bonhomie naturelle accentuée par un chapeau melon noir et lustré. Sous le chapeau, la blancheur de la peau est manifeste, même si cet homme tente de la masquer avec une épaisse broussaille de poils sombres. Ses yeux vides, morts, froids s’ouvrent sur une chambre de noirceur et de tourments.Elle lui tend les mains, ses yeux supplient. Elle cherche un cri capable de franchir sa gorge verrouillée par la soif.
L’étranger lève la main : " Trêve, tu n’as plus beaucoup de salive. Je vais faire court, il ne te reste plus beaucoup de temps à vivre. Il faut que tu saches que l'enfer existe tout comme le paradis. Même si vous, la viande, ne savez servir aucun de vrais maîtres de l’Humanité et que vos cultes le laissent froids. Je suis un agent de l’Eminence Grise, et j’ai besoin de toi, la viande. "
Son esprit terrorisé depuis l’apparition de cet homme, sa mine lugubre, son discours surréaliste en incompréhensible, s’est évadé.
Elle est Andromède enchaînée face au Cétus venue la dévorer.
" Je suis venu car j’ai entendu ton appel. Ta situation est fatale. Chance de mortalité : 100 %. Personne ne viendra. Aucun espoir. " débite l’homme, comme si cette évidence avait besoin d’être soulignée." Toutefois, la viande, toutefois… Moi, je suis là, je pourrais faire ça pour toi, qu’est ce que tu en penses? ", dit-il, en faisant un pas vers la voiture.
Elle a envie de hurler, elle sait bien qu’il ne fait que jouer. Si ça se trouve, il la tuera lui-même. Entre les douleurs de la soif et les délires morbides d’un psychopathe, elle accueillera la mort de toutes façons. Elle prie pour que cela soit rapide. Aussi, elle reste prostrée, dans son corset en tableau de bord.
Voyant ses ruses déjouées, l’homme au melon rejoint la lisière du champ. " Si je te sauve, la viande, tu devras faire quelque chose pour moi. Le veux tu ?
Un " quoi ? ", plus aboyé que parlé, s’échappe de l’habitacle.
Sous le melon, un sourire agite la broussaille de poils et le pacte la franchit : " Un enfant de l’Eminence Grise doit venir parmi les hommes. Tu lui serviras de ventre et de viande. Tu le porteras, il se nourrira de toi. Je veillerai sur toi et sur l'enfant.Mais, à sa délivrance, cet enfant ne t’appartiendra pas. " D’un ton badin, il ajoute : " De toutes façons, tu n’en voudrais pas. " Il se reprend et lâche " Je comprends qu’une décision comme celle là nécessite ce que vous appelez un moment de réflexion, crie ta réponse, j'attends."
Il se fond dans les maïs sans qu’aucun ne bouge. Elle est au-delà de tout, ne doutant absolument pas de la réalité de cet homme ou plutôt de cette chose mal ajustée dans une forme humaine. Elle est vissée à son siège, assoiffée, affamée, meurtrie, désespérée, et promise à une agonie sordide, chaque respiration est un pas de plus dans son enfer. Mais si son corps est cloué, son esprit s’affole. Les douleurs l’exhortent au choix. Son esprit se décide, l’homme est un barjot mais il est réel et s’il a besoin de son consentement pour la violer, obéissant aux règles suprêmes et absurdes de Barjot Land, certain de la féconder de l’Antéchrist, elle s’est décidée à se laisser faire. Le temps du châtiment viendra aussi pour lui, pense t'elle avec amertume. S’il arrive à l’extraire de l’étau qui l’étouffe, il pourra faire d’elle ce qu’il voudra.
Dans les maïs, les pans de la redingote frôlant les mottes de terre, le démon l’observe, goguenard. Ce pacte est si facile et si improbable que les agents de Dieu ne le verront pas venir. Le consentement de cette viande va lui être donné. Le sacro-saint accord de la nourriture, le seul droit qu’elle est, d’ailleurs. Derrière lui, une vapeur grise et poussiéreuse suinte de la terre. Sentant la victime prête, il se présente à la bordure du champ. La fumée dense se pèle d’une pellicule de brume. Elle s’enroule en un tentacule qui dresse sa tête de boa informe au-dessus de l’homme, prêt à fondre. L’homme est là, souriant et sinistre. Son regard est éloquent, elle a fait son choix.
" Dis le, viande ! " lui susurre t-il. Dans un regain d'énergie, elle le dit, elle le crie : " Oui ".
L' incrédulité la gifle quand elle voit onduler la forme dans l’ombre de l’homme comme un tube sombre et souple. Il fonce vers la voiture, sinuant comme un gros serpent, ondulant de mille volutes sales, s'enroulant de suie grasse. Sa " tête " s’éclate en nuages ternes le long de la tôle froissée. Elle la palpe, la couvre, la parcourt. La poussière trouve l’habitacle, s’y regroupe, l’envahit.
Pétrifiée, estomaquée et incapable de crier, elle est avalée par la purée de poix.
Plus tard...
Les nouvelles d’Auxerre 15/11 2007
Une bien étrange disparition
Le véhicule accidenté retrouvé par un agriculteur, hier matin, en bordure de son champ de maïs dans le canton de Chablis appartient à Valérie Belmont, une touriste bordelaise, dont la disparition a été signalée par son compagnon depuis plus d’une semaine. Le corps de Mme Belmont n’a pas été retrouvé, bien qu’il paraît improbable,selon les secours, qu’elle ai pu s’extraire toute seule du véhicule.Les recherches continuent même si l’enquête a épuisé toutes les pistes.
FIN