Si chacun reconnaît que la vie peut être l’occasion de souffrances que le génie humain ne parvient pas à soulager, et que cette souffrance est liée au caractère vivant de celui qui la subit, comme en atteste le fait d’évidence qu’en l’absence de vie le même individu ne ressentirait aucune souffrance, la mort est bien un des moyens disponibles pour faire disparaître la souffrance. La réticence à mettre l’administration de la mort sur la liste des moyens légitimes et légaux de lutte contre la souffrance tient pour l’essentiel à deux a priori sociaux : d’une part celui de privilégier la vie en toute circonstance, et d’autre part celui de refuser la possibilité pour un individu de disposer de la vie d’un autre. C’est sur la validité de ces deux a priori que repose le débat sur l’euthanasie, et sur le fait de les considérer comme des tabous que se heurte la sérénité de ce débat.
Depuis les Lumières, puis le Positivisme, jusqu’à leurs versions appliquées modernes telles que l’Evidence Base Medicine (ou Médecine fondée sur la preuve), la pensée a pris le chemin de moins en moins accepter d’a priori ou de tabou et de tenter autant que faire se peut de se fonder sur l’observation et l’utilisation d’une méthode de raisonnement pragmatique et logique pour traiter les observations recueillies. C’est dans cette démarche éclairée que s’inscrivent les tenants de l’euthanasie en refusant de laisser la raison se voir entravée par des tabous sociaux, reliques d’une forme de pensée antérieure à elle les apparentant davantage à des formes de croyance qu’à la rationalité.
De fait, dans les quelques sociétés ayant accepté de s’en libérer, et de légaliser une forme ou une autre d’euthanasie (Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Suisse, Oregon), rien n’indique à ce jour un quelconque glissement vers la barbarie contre laquelle ces tabous pouvaient être vus comme des remparts.
Bien que sa démarche demeure centrée sur la question de l’euthanasie et sur l’objectif de faire bénéficier le plus grand nombre de prestations euthanasiques de qualité, le Groupe Charon estime important pour le débat social et la prise de conscience commune des freins à l’adoption d’une législation ouverte sur ce plan de souligner que le renversement de tabous sociaux ne peut en aucun cas se limiter à la seule approche de l’euthanasie. La prise de conscience de l’existence de ces tabous et de la nécessité de les dépasser, en aidant à la levée des barrières mentales et sociales contre l’euthanasie, est également à même, par le même processus, de poser à la société des questions légitimes sur plusieurs autres plans.
Ainsi par exemple, si l’inceste impliquant un partenaire majeur et un partenaire mineur doit légitimement demeurer couvert par l’interdiction au motif de la réalité possiblement contrainte du consentement libre et éclairé du mineur à cet acte, rien ne permet, si ce n’est une convention sociale arbitraire, de limiter la sexualité privée entre adultes consentants quelle que soit leur proximité biologique. De fait, aucune loi ne l’interdit à l’heure actuelle en France. Par contre, au nom de quoi la législation en cours refuserait-t-elle à ces deux adultes consentant le bénéfice de toutes les dispositions sociales afférentes au statut matrimonial ou du Pacte Civil de Solidarité (Pacs) ?
Dans le même domaine, la législation sur le mariage ou le pacs en limite l’accès à un couple de personnes, reflet en cela de la norme sociale concernant la monogamie et l’interdiction de la polygamie. Cette interdiction n’est cependant pas universelle et de nombreuses sociétés ont pu choisir une convention différente sur ce point sans pour autant relever d’une accusation de barbarie. En vertu d’un principe éthique d’autonomie et du droit à chacun de sa vie privée, et en vertu d’un principe éthique de justice entre des citoyens choisissant une association matrimoniale duelle ou multiple, quel autre frein qu’un tabou injustifié empêche-t-il que la société reconnaisse à chacun la possibilité d’un partenariat avec la ou les personnes majeures et consentantes qui l’acceptent de manière libre et éclairées, avec tous les droits que confèrent ce partenariat ?
Dans un domaine très différent, l’anthropophagie est interdite en France même lorsque la personne consommée a donné librement et en connaissance de cause son accord pour que tout ou partie de son corps serve à cet usage. Ce n’est pas le cas au Japon où un fait divers récent impliquant un volontaire s’amputant lui-même d’une partie de son anatomie a pu organiser un repas proposant la pièce d’amputation préalablement cuisinée aux différents convives, et où l’intéressé n’a pu être poursuivi faute de législation prohibant le cannibalisme. La société japonaise, qui ne dispose pas de ce type de législation, peut-elle être considérée comme barbare ou au contraire exemplairement respectueuse de l’autonomie et de la liberté de ses membres à conduire leur existence comme bon leur semble pour peu qu’ils en soient conscients, consentants, et qu’ils ne portent pas atteinte à l’intégrité d’autrui ?
On voit par ces exemples que divers aspects de la vie sociale sont limités non par le désir légitime de protéger les membres du corps social, mais également par des reliques non argumentées et non encore remises en question par des mentalités éclairées et guidées par la seule force de la raison, du pragmatisme et du souci éthique de la liberté et des valeurs qui lui sont liées.
Bien sûr, il n’est ni dans les moyens ni dans les objectifs du Groupe Charon, dont la destination est toute entière orientée sur la question de l’euthanasie, de porter simultanément toutes ces possibles revendications. Mais si, en ayant éclairé les freins à l’évolution des mentalités et de la législation en montrant qu’ils sont bien plus largement en œuvre que dans le champ de la mort choisie, il permet de plus aisément asseoir la démarche de dépassement du tabou social sur la mort et de faciliter l’adoption d’un cadre légal ad hoc, le Groupe Charon sera heureux d’avoir apporté sa contribution.