Le sinistre meurtre de l’adolescent rennais entre étrangement en résonance avec une relecture de Fahrenheit 451, de Ray Bradbury. La mort début juin de cet écrivain de science-fiction catholique ayant été l’occasion d’une relecture paresseuse par votre serviteur, ce roman apparaît tout à coup comme une étonnante prédiction moderne. Car, si l’on en a en mémoire la trame générale (ce pompier au service de la destruction systématique des livres par le feu), ce court récit décrit en fait par le menu bien des maux de notre siècle, dont on doute fort qu’ils étaient techniquement prévisibles en 1953.
- La question fondamentale : le point de départ du roman réside dans la rencontre du héros, pompier brûleur de livre, et de la jeune Clarisse amatrice de poésie et desdits livres (interdits légalement), et sa bouleversante question : “Êtes-vous heureux ?” Cette interrogation, posée à plat, personnellement, dans la solitude de sa nuit de service, sous l’oeil inquisiteur des systèmes de contrôle, va entamer l’éveil… Transposant la situation, on peut se demander si, dans une solitude et un silence réel, cette question posée à nos contemporains ne serait pas à même de réveiller la liberté et la vérité enfouie sous les monceaux d’extravagances médiatico-projectives… Mais le Système veille, comme la suite va le révéler :
- La saturation sensorielle : plusieurs éléments dénoncent la saturation des sens. Le “Coquillage”, petit objet auriculaire déverse son flot de sons et bavardages. Les écrans du salon (sur 3 murs), ne laissent aucune place au silence et aux libres discussions. La femme du héros organise des soirées “télé”, basées sur des comportements si cruellement modernes qu’on croirait un plagiat de revue féministe des années 2000. De nos jours, impossible de survivre sans casque aux oreilles et matraquage aux tympans, et ce jusque dans les “footings” forestiers, les voitures suréquipées (CD, MP3, DVD) et les salons permettant “l’ultime expérience sonore”. Et les taux d’équipement “high-tech” contemporains -TV+PC+smartphone- sont tels qu’il est impossible d’éviter la même question de la diffusion subliminale de la pensée unique…
- Une oppressante sociabilité déresponsbilisante : le “vivre ensemble” que Bradbury envisage dans son futur est une extension du point précédent, à savoir un mode d’interaction précis avec points de passages obligés, sans plus de liberté de manœuvre et de discours, et si contraignant qu’il entraîne la mort par la déresponsabilisation. A voir aujourd’hui la codification des dîners (à la M6), des propos, des avis, des interdictions de rassemblement de jeunes (au-delà de leurs actions). Et, à la triste lumière de l’assassinat de jeune Killian, je reprends le roman :
Je ne pense pas que ce que ce soit favoriser la sociabilité que de réunir des gens et de les empêcher ensuite de parler. Une heure de téléclasse, une heure de basket, de base-ball ou de course à pied, une heure à copier de l’histoire ou à peindre, et encore du sport, mais vous savez, on ne pose jamais de question, les réponses arrivent toutes seules, bing, bing, bing. [...] On n’a là que des entonnoirs dans lesquels on verse de l’eau dont on voudrait nous faire croire que c’est du vin quand elle ressort par le petit bout. On nous abrutit tellement qu’à la fin de la journée on n’a qu’une envie : se coucher ou aller dans un parc d’attraction bousculer des gens casser des carreaux [...] ou démolir des bagnoles. [...]
J’ai peur des enfants de mon âge. Ils s’entretuent. [...] Rien que l’année dernière six se sont fait descendre, dix sont morts dans des accidents de voiture. [...] [A une époque], tout était différent. Ils croyaient à la responsabilité [...]; Voyez-vous, je me sens responsable. J’ai reçu des fessées quand je le méritais autrefois. Et je fais les courses et le ménage toute seule.
- Un urbanisme déshumanisé : La même Clarisse dénonce l’évolution architecturale, et notamment de la structure des maisons, qui, peu à peu, se sont passées des vérandas et autres lieux de silencieuses méditations, de bavardages paresseux. A vrai dire, de nos jours, si les marchands de vérandas et autres extensions immobilières ont su faire fructifier leur bas de laine, c’est moins sur les coins de silence et de réflexion que sur les arrangements péri-télévisuels. Adieux cheminées ouvertes de chaleur et de courants d’air, de fumées et de cendre, bonjour les feux enfermés et l’odeur du fer chaud. Le comble étant le feu sous forme télévisuelle, derrière sa vitre : le réel virtualisé à grand appui gouvernemental ! Quant à l’urbanisme, la densification horizontale (norme à 30 maisons / hectare) et verticale (le retour parisien) laisse bien peu de place au silence, aux horizons dégagés et au soirées de veilles. En France, Grenelle II prévoit même une amende pour sous-densification !
- Le retour à la terre et au réel : Enfin, et pour clore ce rapide survol, Bradbury renvoie au réel, à la nature. “On veut faire pousser des fleurs sur des fleurs, on oubliant la terre et l’eau”. Et sur le réel : “Les gens installés dans leur tranquillité veulent des faces de lunes bien lisses, sans pores, sans poils, sans expression”. Je passerai donc sur la photoshopisation du réel, du personnel et du global, y compris dans les trash-reportages en fait parfaitement scénarisés (par exemple là), comme l’est à la fin la fausse capture policière du héros…
Le roman se termine par une séquence de liberté totale. Sans reprendre ni anticiper un retour à l’ordre ancien, la résistance s’organise en pleine forêt, autour d”un feu ancestral et direct. Cette résistance se construit non sur des outils, mais en comptant sur les hommes et leur mémoire. Notre héros “devient” celui qui a mémoire de l’Ecclésiaste et de l’Apocalypse, comptant en un étrange réseau sur ses voisins pour le reste… Si cette intuition pouvait inspirer certains “responsables de pastorale”, plus prompts à se doter d’outils et de formation plus que de coeurs…
Bref, à relire…
Et que repose en paix, Killian, garçon breton !
Sources :
Bradbury : http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2012/06/06/raymond-bradbury-icone-de-la-litterature-fantastique-est-mort_1713797_3382.html , http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2012/06/06/raymond-bradbury-icone-de-la-litterature-fantastique-est-mort_1713797_3382.html (et éviter la lecture gauchisante de wikipedia sur un Fahrenheit anti-maccarthyste : on se réfère pour l’essentiel à la Bible au mieux à Shakespeare et Byron, et pas du tout à des accidents locaux et modernes !)
Saturation sensorielle : http://www.ipsos.fr/ipsos-public-affairs/sondages/france-cadres-actifs-2001-television , http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1101®_id=0
Urbanisme déshumanisé : http://fr.wikipedia.org/wiki/Grenelle_II , http://fr.wikipedia.org/wiki/Densification_urbaine , http://www.reponses-energie.info/aides-financieres/credit-impot-2011-isolation-chauffage-photovoltaique.html#foyer-ferme-insert-bois , zones commerciales : à méditer…