Poésie du samedi, 49
C’est aujourd’hui la Saint-Jean Baptiste et c’est donc jour de fête ! Pour célébrer cet heureux moment, j’avais envisagé d’abord un poème de Georges Séféris précisément intitulé Les Feux de la Saint-Jean. Mais mes recherches m’ont mené vers une autre pièce du même Séféris et dont l’intitulé réjouira les plus solaires d’entre nous. Avec ce Solstice d’été, tout est dit en effet et même davantage encore… avec le plomb fondu de la Saint-Jean /et le scintillement de la mer l'été,/la nudité de toute la vie ;/le passage et l'arrêt, le coucher le sursaut…
Mais il faut savoir que ce Solstice d’été est précédé de deux autres pièces, Sur un Soleil d’hiver et Sur scène, l’ensemble formant les Trois poèmes secrets de Georges Séféris, inexplicablement absents des recueils publiés au Mercure de France. Cette véritable trinité poétique est excellemment traduite par Michel Volkovitch dont le site est à visiter précisément pour la qualité de ses traductions des poètes grecs contemporains. Séféris, premier grec à obtenir le Nobel de littérature en 1963, se révèle ici au plein midi de son art poétique et nous ouvre bien des horizons en ces journées éclairées, espaces-temps où la lumière nous semble plus accessible…
SOLSTICE D'ÉTÉ
I
D'un côté le plus grand soleil
de l'autre la jeune lune
loin comme ces seins dans la mémoire.
Entre eux l'abîme de la nuit étoilée
déluge de la vie.
Les chevaux sur les aires
galopants suants
piétinent des corps épars.
Tout s'en va vers là-bas
et cette femme
que tu avais vue belle, un instant
ne tient plus, fléchit, tombe à genoux.
Les meules broient toutes choses
pour en faire des étoiles.
Veille du plus long des jours.
II
Tous ont des visions
et nul ne l'avoue ;
ils vont et se croient seuls.
La grande rose
était toujours là
près de toi au fond du sommeil
possédée, inconnue.
Mais il a fallu que tes lèvres touchent
ses feuilles extrêmes
pour que tu sentes le poids dense du danseur
tomber dans le fleuve du temps —
le clapotis terrible.
Ne gaspille pas le souffle offert
par cette haleine.
III
Pourtant dans ce sommeil le rêve
si aisément dégénère
en cauchemar.
Comme le poisson qui brille sous la vague
puis s'enfonce dans les fonds boueux
ou le caméléon qui change de couleur.
Dans la cité devenue bordel
maquereaux et traînées
crient des charmes pourris ;
la fille apportée par les vagues
porte la peau d'une vache
pour que la monte le taurillon ;
le poète...
des garnements lui jettent des ordures
tandis qu'il voit les statues en sang.
Tu dois sortir de ce sommeil ;
de cette peau flagellée.
IV
Dans la bourrasque folle
à droite à gauche en haut en bas
des balayures tourbillonnent.
De minces fumées mortelles
délient les membres des hommes.
Les âmes
se hâtent de quitter les corps
elles ont soif et ne trouvent d'eau nulle part ;
se collent çà et là au hasard
oiseaux pris dans la glu ;
se débattent en pure perte
jusqu'à épuiser leurs ailes.
De plus en plus le pays se dessèche
cruche en terre.
V
Le monde enveloppé dans les draps endormeurs
n'a rien d'autre à offrir
que cette fin.
Dans la nuit chaude
la prêtresse fanée d'Hécate
aux seins nus dans la chambre haute
implore une pleine lune factice, tandis
qu'en bâillant deux très jeunes servantes
mélangent dans un chaudron de cuivre
des herbes aromatiques.
Ceux qui aiment les parfums demain seront servis.
Sa passion et ses fards
sont ceux de la tragédienne
leur plâtre déjà s'écaille.
VI
Là-bas dans les lauriers
là-bas dans les lauriers blancs
le rocher griffu
et la mer, du verre à nos pieds.
Souviens-toi quand tu voyais la tunique
s'ouvrir, glisser sur le corps nu
tomber autour des chevilles
morte —
si ce sommeil tombait ainsi
entre les lauriers des morts.
VII
Le peuplier dans le petit jardin
son souffle compte tes heures
jour et nuit ;
clepsydre que remplit le ciel.
Quand la lune est forte ses feuilles
traînent des pas noirs sur le mur blanc.
À la lisière les pins sont rares
puis des marbres et des éclairages
et des hommes tels que les hommes sont faits.
Mais le merle sifflote
quand il vient boire
et tu entends parfois la tourterelle.
Dans le petit jardin, dix pas de long
tu peux voir la lumière du soleil
tomber sur deux œillets rouges
un olivier un peu de chèvrefeuille.
Accepte qui tu es.
Le poème
ne le plonge pas dans les profonds platanes
nourris-le de ta terre et de ton rocher.
Pour trouver plus —
creuse au même endroit.
VIII
Le papier blanc, miroir cruel
te rend seulement ce que tu étais.
Le papier blanc parle avec ta voix,
ta propre voix
pas celle que tu aimes ;
ta musique c'est la vie
que tu as gaspillée.
Tu peux la regagner si tu veux
si tu t'accroches à cette chose indifférente
qui te rejette
à ton point de départ.
Tu as voyagé, tu en as vu des lunes et des soleils
tu as touché morts et vivants
tu as senti la douleur du jeune homme
le gémissement de la femme
l'amertume de l'enfant vert encore —
tout cela s'écroule inexistant
si tu ne fais pas confiance à ce vide.
Peut-être y trouveras-tu ce que tu croyais perdu,
l'éclosion de la jeunesse, la juste
plongée de l'âge.
Ta vie c'est ce que tu as donné
ce vide est ce que tu as donné
le papier blanc.
IX
Tu parlais de choses qu'ils ne voyaient pas
et ils riaient.
Mais toi, rame sur le fleuve obscur
à contre-courant ;
marche sur la route ignorée
en aveugle, obstiné
cherche des paroles enracinées
comme l'olivier noueux —
et laisse les rire.
Désire que l'autre monde aussi habite
la solitude étouffante
de ce présent anéanti —
et laisse-les.
Voici le vent marin et la fraîcheur de l'aube
sans que personne l'ait demandé.
X
À l'heure où se vérifient les songes
dans la douceur de l'aube
j'ai vu les lèvres s'ouvrir
feuille par feuille.
Une mince faucille brillait au ciel.
J'ai craint qu'elle ne le moissonne.
XI
La mer appelée sérénité
navires et voiles blanches
brise venues des pins et la Montagne d'Égine
souffle haletant ;
elle et toi, ta peau glissait sur sa peau
facile et chaude
pensée à peine formée aussitôt oubliée.
Mais près du bord
un poulpe harponné jeta son encre
et dans les fonds —
si tu savais où s'achèvent
les belles îles.
Mes yeux t'envoyaient toute ma lumière et mon obscurité.
XII
Maintenant le sang s'élance
tandis que la chaleur s'enfle
dans les veines du ciel infecté.
Il cherche à passer par la mort
pour trouver la joie.
La lumière est le battement
d'un cœur toujours plus lent
on dirait qu'il va s'arrêter.
XIII
Encore un peu, le soleil s'arrêtera.
Les elfes de l'aube
ont soufflé dans les coquillages secs ;
l'oiseau a chanté trois fois
trois seulement ;
le lézard sur la pierre blanche
reste immobile
fixant dans l'herbe grillée
la trace de la couleuvre.
Une aile noire trace une profonde entaille
là-haut dans la coupole d'azur —
vois, elle va s'ouvrir.
Douleur de résurrection.
XIV
Voici
avec le plomb fondu de la Saint-Jean
et le scintillement de la mer l'été,
la nudité de toute la vie ;
le passage et l'arrêt, le coucher le sursaut
les lèvres la peau caressée,
tout cherche à brûler.
Comme le pin à midi
sous l'empire de la résine
se hâte d'enfanter la flamme
ne supportant plus son tourment —
appelle les enfants pour amasser les cendres
et les semer.
Tout ce qui est passé est justement passé.
Et ce qui n'est pas encore passé
doit brûler
ce midi où le soleil s'est cloué
au cœur de la rose multiple.
In Trois poèmes secrets, 1955, traduction de Michel Volkovitch.