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Solstice d’été

Publié le 24 juin 2012 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 49

C’est aujourd’hui la Saint-Jean Baptiste et c’est donc jour de fête ! Pour célébrer cet heureux moment, j’avais envisagé d’abord un poème de Georges Séféris précisément intitulé Les Feux de la Saint-Jean. Mais mes recherches m’ont mené vers une autre pièce du même Séféris et dont l’intitulé réjouira les plus solaires d’entre nous. Avec ce Solstice d’été, tout est dit en effet et même davantage encore… avec le plomb fondu de la Saint-Jean /et le scintillement de la mer l'été,/la nudité de toute la vie ;/le passage et l'arrêt, le coucher le sursaut…

Mais il faut savoir que ce Solstice d’été est précédé de deux autres pièces, Sur un Soleil d’hiver et Sur scène, l’ensemble formant les Trois poèmes secrets de Georges Séféris, inexplicablement absents des recueils publiés au Mercure de France. Cette véritable trinité poétique est excellemment traduite par Michel Volkovitch dont le site est à visiter précisément pour la qualité de ses traductions des poètes grecs contemporains. Séféris, premier grec à obtenir le Nobel de littérature en 1963, se révèle ici au plein midi de son art poétique et nous ouvre bien des horizons en ces journées éclairées, espaces-temps où la lumière nous semble plus accessible…

SOLSTICE D'ÉTÉ

I

D'un côté le plus grand soleil

de l'autre la jeune lune

loin comme ces seins dans la mémoire.

Entre eux l'abîme de la nuit étoilée

déluge de la vie.

Les chevaux sur les aires

galopants suants

piétinent des corps épars.

Tout s'en va vers là-bas

et cette femme

que tu avais vue belle, un instant

ne tient plus, fléchit, tombe à genoux.

Les meules broient toutes choses

pour en faire des étoiles.

Veille du plus long des jours.

II

Tous ont des visions

et nul ne l'avoue ;

ils vont et se croient seuls.

La grande rose

était toujours là

près de toi au fond du sommeil

possédée, inconnue.

Mais il a fallu que tes lèvres touchent

ses feuilles extrêmes

pour que tu sentes le poids dense du danseur

tomber dans le fleuve du temps —

le clapotis terrible.

Ne gaspille pas le souffle offert

par cette haleine.

III

Pourtant dans ce sommeil le rêve

si aisément dégénère

en cauchemar.

Comme le poisson qui brille sous la vague

puis s'enfonce dans les fonds boueux

ou le caméléon qui change de couleur.

Dans la cité devenue bordel

maquereaux et traînées

crient des charmes pourris ;

la fille apportée par les vagues

porte la peau d'une vache

pour que la monte le taurillon ;

le poète...

des garnements lui jettent des ordures

tandis qu'il voit les statues en sang.

Tu dois sortir de ce sommeil ;

de cette peau flagellée.

IV

Dans la bourrasque folle

à droite à gauche en haut en bas

des balayures tourbillonnent.

De minces fumées mortelles

délient les membres des hommes.

Les âmes

se hâtent de quitter les corps

elles ont soif et ne trouvent d'eau nulle part ;

se collent çà et là au hasard

oiseaux pris dans la glu ;

se débattent en pure perte

jusqu'à épuiser leurs ailes.

De plus en plus le pays se dessèche

cruche en terre.

V

Le monde enveloppé dans les draps endormeurs

n'a rien d'autre à offrir

que cette fin.

Dans la nuit chaude

la prêtresse fanée d'Hécate

aux seins nus dans la chambre haute

implore une pleine lune factice, tandis

qu'en bâillant deux très jeunes servantes

mélangent dans un chaudron de cuivre

des herbes aromatiques.

Ceux qui aiment les parfums demain seront servis.

Sa passion et ses fards

sont ceux de la tragédienne

leur plâtre déjà s'écaille.

VI

Là-bas dans les lauriers

là-bas dans les lauriers blancs

le rocher griffu

et la mer, du verre à nos pieds.

Souviens-toi quand tu voyais la tunique

s'ouvrir, glisser sur le corps nu

tomber autour des chevilles

morte —

si ce sommeil tombait ainsi

entre les lauriers des morts.

VII

Le peuplier dans le petit jardin

son souffle compte tes heures

jour et nuit ;

clepsydre que remplit le ciel.

Quand la lune est forte ses feuilles

traînent des pas noirs sur le mur blanc.

À la lisière les pins sont rares

puis des marbres et des éclairages

et des hommes tels que les hommes sont faits.

Mais le merle sifflote

quand il vient boire

et tu entends parfois la tourterelle.

Dans le petit jardin, dix pas de long

tu peux voir la lumière du soleil

tomber sur deux œillets rouges

un olivier un peu de chèvrefeuille.

Accepte qui tu es.

Le poème

ne le plonge pas dans les profonds platanes

nourris-le de ta terre et de ton rocher.

Pour trouver plus —

creuse au même endroit.

VIII

Le papier blanc, miroir cruel

te rend seulement ce que tu étais.

Le papier blanc parle avec ta voix,

ta propre voix

pas celle que tu aimes ;

ta musique c'est la vie

que tu as gaspillée.

Tu peux la regagner si tu veux

si tu t'accroches à cette chose indifférente

qui te rejette

à ton point de départ.

Tu as voyagé, tu en as vu des lunes et des soleils

tu as touché morts et vivants

tu as senti la douleur du jeune homme

le gémissement de la femme

l'amertume de l'enfant vert encore —

tout cela s'écroule inexistant

si tu ne fais pas confiance à ce vide.

Peut-être y trouveras-tu ce que tu croyais perdu,

l'éclosion de la jeunesse, la juste

plongée de l'âge.

Ta vie c'est ce que tu as donné

ce vide est ce que tu as donné

le papier blanc.

IX

Tu parlais de choses qu'ils ne voyaient pas

et ils riaient.

Mais toi, rame sur le fleuve obscur

à contre-courant ;

marche sur la route ignorée

en aveugle, obstiné

cherche des paroles enracinées

comme l'olivier noueux —

et laisse les rire.

Désire que l'autre monde aussi habite

la solitude étouffante

de ce présent anéanti —

et laisse-les.

Voici le vent marin et la fraîcheur de l'aube

sans que personne l'ait demandé.

X

À l'heure où se vérifient les songes

dans la douceur de l'aube

j'ai vu les lèvres s'ouvrir

feuille par feuille.

Une mince faucille brillait au ciel.

J'ai craint qu'elle ne le moissonne.

XI

La mer appelée sérénité

navires et voiles blanches

brise venues des pins et la Montagne d'Égine

souffle haletant ;

elle et toi, ta peau glissait sur sa peau

facile et chaude

pensée à peine formée aussitôt oubliée.

Mais près du bord

un poulpe harponné jeta son encre

et dans les fonds —

si tu savais où s'achèvent

les belles îles.

Mes yeux t'envoyaient toute ma lumière et mon obscurité.

XII

Maintenant le sang s'élance

tandis que la chaleur s'enfle

dans les veines du ciel infecté.

Il cherche à passer par la mort

pour trouver la joie.

La lumière est le battement

d'un cœur toujours plus lent

on dirait qu'il va s'arrêter.

XIII

Encore un peu, le soleil s'arrêtera.

Les elfes de l'aube

ont soufflé dans les coquillages secs ;

l'oiseau a chanté trois fois

trois seulement ;

le lézard sur la pierre blanche

reste immobile

fixant dans l'herbe grillée

la trace de la couleuvre.

Une aile noire trace une profonde entaille

là-haut dans la coupole d'azur —

vois, elle va s'ouvrir.

Douleur de résurrection.

XIV

Voici

avec le plomb fondu de la Saint-Jean

et le scintillement de la mer l'été,

la nudité de toute la vie ;

le passage et l'arrêt, le coucher le sursaut

les lèvres la peau caressée,

tout cherche à brûler.

Comme le pin à midi

sous l'empire de la résine

se hâte d'enfanter la flamme

ne supportant plus son tourment —

appelle les enfants pour amasser les cendres

et les semer.

Tout ce qui est passé est justement passé.

Et ce qui n'est pas encore passé

doit brûler

ce midi où le soleil s'est cloué

au cœur de la rose multiple.

In Trois poèmes secrets, 1955, traduction de Michel Volkovitch.


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