Le diptyque de Melun s’ouvrait comme un décor de théâtre : en voici deux qui, en s’ouvrant, nous amènent au cinéma...
Diptyque de Saint Jean et Sainte Véronique
Memling, vers 1483
Alte Pinakothek, Munich
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Le sujet
Saint Jean Baptiste et Sainte Véronique sont rarement associés dans l’iconographie, puisque l’un apparaît au tout début de la vie de Jésus et l’autre à la toute fin.
Memling avait déjà tenté cette mise en parallèle en 1479 : à gauche Jean Baptiste désigne du doigt l’agneau qui va venir, à droite Sainte Véronique montre le voile miraculeux de la Passion, qui a gardé l’empreinte du visage sanglant de Jésus. Mais il s’agissait d’une position subalterne, au revers d’un tryptique.
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Quatre ans plus tard, Memling revient sur le même thème, mais pour en faire le sujet central d’un diptyque. Bien que l’encadrement original ait été perdu et que les deux panneaux soient aujourd’hui séparés, la continuité du paysage à l’arrière-plan prouve qu’il s’agissait bien d’un petit diptyque portatif.
Le sens de l’histoire
Memling a conservé la même disposition, cohérente avec le sens de la lecture : celui qui prévoit la venue de Jésus est à gauche, celle qui en conserve la relique est à droite.
Au point que le massif rocheux qui sépare les deux scènes peut être vu comme un résumé symbolique de la Vie de Jésus : la montée sur la montagne à gauche, la descente du Golgotha à droite.
Le revers des panneaux
Les faces externes des diptyques portatifs, vulnérables lors du transport, sont en général peintes à l’économie : simple motif décoratif, blason, motifs en grisaille..
Ici, le revers du diptyque est particulièrement intéressant, car les symboles représentés au verso sont en rapport avec les deux personnages du recto.
Le calice (revers du panneau droit)
Derrière le panneau de Sainte Véronique est peint un calice doré, dans une niche en arc de cercle. Il contient un serpent aux yeux rouges, allusion à une légende selon laquelle Saint Jean, pour prouver la puissance de sa foi, aurait bu une coupe de poison sans ressentir aucun effet.
Le crâne (revers du panneau gauche)
Derrière le panneau de Saint Jean est peint un crâne, dans une niche carré. En trompe-l’oeil dans la pierre, une inscription laconique est gravée : « Morieris (tu mourras) ».
Le diptyque retourné
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Les deux niches sont éclairées de la même manière, par une lumière située en haut à gauche. Mais l’absence de symétrie (la forme et la hauteur des niches sont différentes, il n’y a pas d’inscription côté calice) semble indiquer que le diptyque n’a pas été conçu pour être contemplé sur son revers.
De plus, lus de gauche à droite, les deux symboles expriment un message contradictoire – le calice proclamant : « la foi sauve de la mort » et le crâne concluant : « tu mourras quand même ».
Une disposition énigmatique
Il aurait été bien plus logique que le calice, qui rappelle un miracle de Saint Jean, se trouve au revers du panneau de celui-ci. Et que le crâne, allusion au Golgotha, se trouve derrière la panneau de Sainte Véronique. On aurait alors eu pour le verso, de gauche à droite, une interprétation plus consolante :
« tu mourras (sur terre), mais la foi te donne la vie (éternelle) ».
Il doit donc y avoir une bonne raison expliquant pourquoi Memling a renoncé à ce message simple, et adopté pour le verso cette disposition peu naturelle.
Ouvrir le diptyque (côté calice)
D’abord, sortir le diptyque fermé du sac de tissu qui le protège.
Si c’est la face « Calice » qui se trouve sur le dessus, ouvrir lentement par la gauche. Vous voyez d’abord un paysage aquatique : en haut un cerf boit paisiblement dans un ruisseau, en bas une source pure jaillit d’un rocher.
Continuez à ouvrir : lorsque Saint Jean apparaît, vous comprenez que cette eau pure est l’antithèse du poison que contenait le calice.
Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici l’Agneau immaculé, dont le sacrifice va racheter le péché d’Eve : le virginal quadrupède est l’antithèse exacte du Serpent.
Ouvrir le diptyque (côté crâne)
Si c’est au contraire la face « Crâne » qui se trouve sur le dessus, ouvrez lentement par la droite. Vous voyez d’abord un paysage avec une route.
Continuez à ouvrir : une sainte femme apparaît. Marie, Marguerite, Madeleine ? Soudain, lorsque vous voyez le voile avec la Sainte Face, vous reconnaissez Véronique. Et le visage paisible de Jésus (charnu, chevelu, barbu) dément, par delà la mort, le message menaçant du crâne (décharné, chauve, glabre).
Cinq siècles avant les frères Lumière, Memling invente ici le premier fondu-enchaîné de l’histoire. Il utilise les faces externes du diptyque, non pas pour composer un second diptyque à contempler statiquement, mais pour mettre en scène deux métamorphoses :
- en ouvrant le diptyque par la gauche, le spectateur voit positivement le poison se transformer en eau pure, et le serpent du péché en agneau de la rédemption ;
- en l’ouvrant par la droite, le crâne retrouve barbe et cheveux et le vestige grimaçant du vieil Adam est supplanté par la plus sacrée des reliques, la Sainte Face de Jésus.
Memling n’est pas le seul à avoir utilisé la dynamique du diptyque pour superposer deux images : trente cinq ans plus tard, Jan Gossaert reprend ou réinvente le même procédé, dans un diptyque de dévotion privée qui va mettre en présence, comme dans le diptyque de Fouquet, la Vierge à l’enfant et un donateur en prière.
Diptyque Carondelet
Jan Gossaert dit Mabuse, 1517, Louvre, Paris
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Le sujet
Par rapport au Diptyque d’Etienne , qui baignait encore dans le merveilleux médiéval, l’austérité est ici de mise : aucun objet ne disperse l’attention, le cadrage serré et le fond noir suppriment toute perspective. Le problème n’est pas ici de savoir si le donateur et l’objet de sa vision occupent ou pas le même espace : la question, bien plus abstraite, touche à une théorie de la double représentation.
Le panneau Carondelet
Le cadre de gauche porte une inscription en français : « Representacion de messire Iehan Carondelet hault doyen de Besançon en son age de 48 a ».
Cette inscription en langue vulgaire est un message public, qui s’adresse aux spectateurs présents et futurs. Le panneau fige l’image de Carondelet à l’âge de 48 ans. La représentation dont il s’agit est ici de de type souvenir, comme une photographie fixée sur une tombe. Littré rappelle d’ailleurs ce sens oublié, mais très précis du mot « représentation » : « au Moyen-Age, figure moulée ou peinte qui, dans les obsèques, représentait le défunt ».
Le panneau de la Vierge
Le cadre de droite porte une inscription en latin : « Mediatrix nostra que es post Deum spes sola tuo filio me representa » : »Notre Mediatrice, qui es après Dieu le seul espoir, représente-moi auprès de ton fils. »
Il s’agit ici, en langue sacrée, d’une apostrophe intime qui n’a de sens qu’au moment de la mort, lorsque Marie intercèdera auprès de Dieu pour le défunt Carondelet. La représentation se comprend ici au sens diplomatique du terme, comme on présente favorablement un solliciteur à l’autorité supérieure.
Trois niveaux de représentation
Mabuse retrouve ici la dialectique que Fouquet avait expérimentée dans le diptyque de Melun : le panneau de gauche, celui du donateur en prières, se situe dans un niveau de réalité moins abstrait que la panneau de droite, celui de l’objet adoré. L’intérêt de cette construction est bien sûr qu’elle peut se propager d’un cran en arrière : le spectateur, face au diptyque, se trouve ainsi placé dans le même rapport d’émerveillement que Iean ou Etienne face à Marie ; l’objet de dévotion y gagne un peu du prestige divin, sacralisant l’artisan en artiste.
Fermer le diptyque
Chaque fois qu’on ferme le diptyque, la bouche de Carondelet se pose respectueusement à l’emplacement de la bouche de la Vierge : nul sacrilège, puisque l’image de gauche est une photographie, qui appartient à un espace profane et daté, tandis l’image de droite habite un espace sacré et intemporel : simplement la dévotion intense d’un homme baisant une icône.
De même, en fermant le diptyque, l’extrémité des mains jointes de Carondelet vient toucher la main de Marie à l’endroit où celle-ci touche le flanc de Jésus : magnifique traduction graphique de ce qu’est que l’intercession.
Puisque celle-ci ne se produit qu’au moment de la mort, on pourrait dire que fermer le diptyque, c’est faire mourir Carondelet.
Le crâne
Une banderole, collée à la pierre par de la cire rouge, porte une citation de Saint Jérôme, avec la date du tableau : « Facile contemnit omnia qui se semper cogitat moriturum Hieronymus 1517″ « Quiconque pense souvent qu’il doit mourir, n’a pas beaucoup de peine à mépriser toutes choses »
Le blason
Ouvrir le Diptyque (côté blason)
Comme chez Memling, il existe deux façons d’ouvrir le diptyque.
En regardant la face « blason », ouvrez sur la droite : les besants du pèlerinage en Orient s’effacent devant les personnages réels de l’Histoire Sainte, l’écharpe du chevalier laisse place au mouvement diagonal de l’Enfant porté par sa Mère : affinité formelle probablement longuement méditée, entre l’emblème de la Respectable Famille Carondelet et l’icône de la Sainte Famille.
Ouvrir le Diptyque (côté crâne)
En regardant la face « crâne », ouvrez sur la gauche : sous la tête de mort apparaît un quadragénaire bien portant.
Ouvrir le Diptyque, c’est en quelque sorte ressusciter messire Jehan.
Nous comprenons alors que le Diptyque, à chaque ouverture et à chaque fermeture, n’a d’autre fonction que d’exercer son possesseur à la maxime de Saint Jérôme : « penser souvent qu’on doit mourir ».
Pour Régis Debray, cette présence du crâne sous le portrait n’est pas seulement religieuse, mais constitutive du statut même de l’image : « Le meilleur arrive à l’homme d’Occident par sa mise en image, car son image est sa meilleure part : son moi immunisé, mis en lieu sûr… Les démons et la corruption des chairs au fond des caveaux… trouvent là plus fort qu’eux. La « vraie vie » est dans l’image fictive, non dans le corps réel ». Régis Debray, Vie et Mort de l’Image, p 30.
Le diptyque « verso »
Les deux revers sont visiblement conçus pour être contemplés ensemble, formant ainsi un second diptyque.
Chacun présente, composées d’une savante arabesque de lacets, les initiales remarquables de Iean Carondelet, IC (les mêmes que celles de Jésus Christ).
Les niches de forme identique portent la même inscription : « (mors) Matura, Que la mort vienne à son heure ». Terme qui s’oppose à la mort « immature », celle qui frappe ceux qui n’ont pas reçus les sacrements de l’Eglise (prématurés, suicidés).
Une fermeture impossible
Tandis que la fermeture du diptyque « recto » donne à Carondelet le privilège de baiser et de toucher l’icône de Marie , le diptyque « verso » est impossible à fermer : jamais le crâne ne pourra rentrer en contact avec le blason ; jamais la face hideuse de la Mort, démantibulée pour plus de sécurité, ne pourra mordre l’emblème.
Jehan Carondelet se sait mortel, et proclame qu’il s’entraîne à mépriser toutes choses.
Toutes choses sauf une : l’immortalité de son lignage.