III. Camouflage du camouflage : la Sainte Vierge bâillonnée
Si la CNT, au lieu du communisme libertaire bakouninien, avait opté pour un syndicalisme révolutionnaire neutre, un rapprochement effectif aurait pu s’opérer avec la Phalange. Abad de Santillan, dans ses Mémoires, rapporte que José Antonio eut deux entrevues en octobre et décembre 1935 avec Durruti mais qu’aucun accord ne put aboutir à cause de la foi catholique de l’un et de l’anti-cléricalisme viscéral de l’autre [39]. Bakounine est le véritable fondateur de ce que l’on a appelé plus tard l’anarcho-syndicalisme. En avril 1870, à Barcelone, fut fondée une société secrète, l’Alliance de la Démocratie socialiste, directement inspirée par l’organisation internationale bakouninienne du même nom. Les milieux anarchistes intégristes ont toujours soutenu que la FAI en était une résurgence. Cette filiation explique l’anticléricalisme et l’athéisme de la plupart des leaders anarchistes, ainsi que la forte propension des francs-maçons parmi leurs principaux militants.
La vision « modérée » de Stanley Payne sur la Guerre d’Espagne, en dévoyant la vérité, atteint le catholicisme dans son intégrité même. Si l’Espagne fut trahie par toutes les forces démocratiques et totalitaires, l’Église aussi a failli, non seulement pour avoir légitimé, au nom du Christ, la terreur franquiste, mais surtout pour s’être livré au camouflage de la Parole féminine de Dieu. Nous voulons parler d’un camouflage théologique dont la résonance politique ouvre la perspective d’une vision hiéro-historique de la Guerre d’Espagne. Évidemment cette interprétation sera pour tous objet de scandale, mais nous en assumons le risque et osons en poser les premiers jalons, non par provocation mais par obligation.
Au début des années 1930, Staline planifiait méthodiquement sa Grande Terreur en URSS : il fomenta de gigantesques purges politiques, militaires, économiques et agricoles qui devaient entraîner la mort d’environ vingt millions de Russes [40]. D’autre part, il lança à l’Ouest un programme d’espionnage élargi pour recueillir des renseignements diplomatiques, militaires, industriels et scientifiques. Dans tout l’Occident, « taupes » et « agents dormants », contrôlés par l’Union Soviétique, accédèrent à de hauts postes gouvernementaux, s’introduisirent au sein des services secrets, dans les grands centres universitaires et scientifiques. Ainsi, en 1932, soit bien avant le début de la Deuxième Guerre mondiale, Staline avait déjà lancé une guerre secrète contre l’Occident, ce qui corrobore la théorie, soutenue par des historiens comme Ernst Topitsch, selon laquelle le conflit mondial fut plus « inspiré » par Staline que par Hitler : le « petit père des peuples » se serait servi de la guerre dans le cadre d’une stratégie soviétique à long terme visant à subjuguer le monde non communiste.[41] Force est de reconnaître, par exemple, qu’en 1932, sans la stratégie et la tactique bolchéviques en Allemagne, avec son candidat Ernst Thälmann à la présidence de la République, le triomphe électoral du maréchal Hindenburg n’aurait pas eu lieu et l’accès au pouvoir d’Adolf Hitler ne se serait pas produit. Staline, considéré antinazi par les démocraties occidentales, n’a jamais cessé de faire des avances à l’Allemagne et de chercher son alliance. Ce rapprochement, esquissé dès 1933, devient très net à partir d’octobre 1938, pour se conclure finalement, en août 1939, avec le fameux pacte avec Ribbentrop par lequel Staline encourage Hitler à attaquer la Pologne, convaincu que cette offensive déclenchera la déclaration de guerre par la France et l’Angleterre. [42]
Le fait le plus énigmatique et le plus stupéfiant dans l’irrésistible ascension du bolchévisme est que l’Église catholique soit restée insensible à cette évidence : le communisme marxiste-bolchévique est l’aveuglante manifestation de ce « mystère de l’impiété » dont a parlé S. Paul (II Thes. 2, 3-12.) Sans doute l’encyclique Divini Redemptoris, publiée en 1937 par Pie XI, dénonça-t-elle le « communisme athée », le déclarant « intrinsèquement pervers » et affirmant que « l'on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne ». Mais ce ne fut là, en définitive, qu’un leurre diplomatique, une caution visant à camoufler la duplicité politique vaticane ; car, par la suite, aucun autre pape ne fera plus jamais allusion à cette encyclique. L’Église avait pourtant été avertie, dès 1917, par les apparitions de Fatima où la Vierge Marie, sous le nom de Notre-Dame du Rosaire, délivra un prodigieux message théologo-politique qui, pour tout « chrétien de chrétienté », selon l’expression bernanosienne, demeure la clé fondamentale de ces derniers temps qui sont les nôtres.
Le 13 mai 1917, près de Fatima, au Portugal, la Vierge Marie est apparue à trois jeunes enfants, Lucie, dix ans, et ses deux cousins germains, François, neuf ans et Jacinthe, sept ans. Lors de cette première apparition, elle leur demanda de bien réciter chaque jour le chapelet pour obtenir la paix du monde et de revenir, au même endroit, le 13 de chaque mois.
Le cycle des apparitions se déroula ainsi sur une période de six mois. Le 13 juillet 1917, elle leur fit une révélation que l’on a appelé les « trois secrets de Fatima ». Il s’agit en fait des trois parties d’un unique message qui, selon la volonté de la Vierge, ne devait être divulgué que plus tard, quand le moment serait venu. Elle leur fit aussi cette promesse : « En octobre, je vous dirai qui Je suis, ce que Je veux, et Je ferai un miracle que tous pourront voir pour croire. » Ce miracle incomparable, prédit trois mois à l’avance, comme la la garantie divine des apparitions et du message de Notre-Dame, eut lieu en plein midi, devant soixante-dix mille témoins.
Le 13 octobre 1917, la pluie cessa soudain et les nuages se dispersèrent brusquement, laissant apparaître un ciel clair. La foule put alors regarder directement le soleil sans risque de se brûler les yeux. L'astre se mit à trembler avec des mouvements brusques, puis il tourna sur lui-même à une vitesse vertigineuse, en lançant des gerbes de lumière de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Il semblait s'approcher de la terre, au point que la foule s'en inquiéta. En effet, le soleil, conservant son mouvement rapide de rotation, paraissait brusquement se détacher du ciel et avancer en zigzaguant sur la foule. Ce fut un instant si terrible que des personnes s'évanouirent, mais finalement il s'arrêta au grand soulagement de tous. À la stupéfaction générale, la foule put constater que les vêtements, trempés par la pluie quelques minutes auparavant, étaient complètement secs ! Ce phénomène qu'aucun observatoire astronomique n'a enregistré, et qui n'a pu être, par conséquent, un phénomène naturel, des personnes de toutes les conditions et de toutes classes sociales l'ont constaté, des incroyants comme des croyants. Les journalistes des principaux quotidiens du Portugal l'ont vu et raconté. Même des personnes qui se trouvaient à plusieurs kilomètres de Fatima en ont été témoins, ce qui détruit l'hypothèse d'une illusion d'optique ou d’une hallucination collective. Cette prodigieuse « danse du soleil » est donc un fait historique aussi incontestable que stupéfiant, elle apparaît comme le miracle fondateur, l’événement majeur sur lequel repose la foi chrétienne sur l’origine surnaturelle des apparitions de Fatima. L’Église, en s’appuyant sur les données de la plus sûre critique historique, a donné sa reconnaissance officielle par l’évêque de Leiria, en 1930.[43]
C'est dans son troisième Mémoire, rédigé en juillet-août 1941, que Lucie, devenue Soeur Lucie, précise que le secret, confié par la Vierge le 13 juillet 1917, est composé de trois parties. « Le Secret comprend trois choses distinctes et j'en dévoilerai deux. La première fut la vision de l'enfer. Notre-Dame nous montra une grande mer de feu, qui paraissait se trouver sous la terre et, plongés dans ce feu, les démons et les âmes, comme s'ils étaient des braises transparentes, noires ou bronzées, avec une forme humaine. Elles flottaient dans cet incendie, soulevées par les flammes, qui sortaient d'elles-mêmes, avec des nuages de fumée. Elles retombaient de tous côtés, comme les étincelles retombent dans les grands incendies, sans poids ni équilibre, avec des cris et des gémissements de douleur et de désespoir qui horrifiaient et faisaient trembler de frayeur. Les démons se distinguaient par leurs formes horribles et dégoûtantes d'animaux épouvantables et inconnus, mais transparents et noirs. Cette vision ne dura qu'un moment, grâce à notre bonne Mère, qui, à la première apparition, nous avait promis de nous emmener au Ciel. S'il n'en avait pas été ainsi, je crois que nous serions morts d'épouvante et de peur. Ensuite nous levâmes le yeux vers Notre-Dame qui nous dit avec bonté et tristesse : "Vous avez vu l'enfer où vont les âmes des pauvres pécheurs. Pour les sauver, Dieu veut établir dans le monde la dévotion à mon Coeur Immaculé. Si l'on fait ce que je vais vous dire, beaucoup d'âmes seront sauvées et on aura la paix. La guerre va finir. Mais si on ne cesse d'offenser Dieu, sous le règne de Pie XI en commencera une autre plus grande. Lorsque vous verrez une nuit illuminée par une lumière inconnue, sachez que c'est le grand signe que Dieu vous donne, qu'il va punir le monde de ses crimes par le moyen de la guerre, de la faim et des persécutions contre l'Église et le Saint-Père. Pour empêcher cette guerre, je viendrai demander la consécration de la Russie à mon Coeur Immaculé et la communion réparatrice des premiers samedis. Si l'on entend mes demandes, la Russie se convertira et on aura la paix ; sinon, elle répandra ses erreurs dans le monde, provoquant des guerres et des persécutions contre l'Église. Les bons seront martyrisés, le Saint-Père aura beaucoup à souffrir, plusieurs nations seront anéanties. À la fin mon Coeur Immaculé triomphera. Le Saint-Père me consacrera la Russie, qui se convertira et il sera concédé au monde un certain temps de paix. » [44]
Il est remarquable que l’annonce par la Vierge du « miracle que tous pourront voir pour croire » ait été faite juste avant qu’elle révèle son grand secret prophétique aux voyants. Elle faisait ainsi comprendre, en toute clarté, que la réalisation du miracle serait la garantie divine de l’accomplissement du Secret.
La première partie du secret concerne le salut des âmes. Elle se fonde sur une vision de l’enfer que la Vierge a montré aux trois jeunes enfants. La seconde partie concerne le salut du monde. La troisième partie, qui ne sera rendue publique par l’Église qu’en l’an 2000, concerne le salut de l’Église. Nous ne nous intéresserons ici qu’à la seconde partie du secret et n’envisagerons que la demande de consécration de la Russie, même si, dans le grand dessein de Dieu, la communion réparatrice lui est inextricablement liée.
Jacinthe et François moururent dès 1919 et 1920 et Lucie demeura seule pour s’acquitter de sa mission : divulguer le secret lorsque le Ciel le lui demanderait. Ce moment vint, quelques années plus tard, le 13 juin 1929, alors que Lucie, étant entrée dans les ordres, se trouvait chez les sœurs de Sainte-Dorothée, au couvent de Thuy, en Espagne. Elle eut la vision d'une splendide théophanie trinitaire :
« Soudain toute la chapelle s’éclaira d’une lumière surnaturelle et sur l’autel apparut une Croix de lumière qui arrivait jusqu’au plafond. Dans une lumière plus claire, on voyait sur la partie supérieure de la croix un visage d’homme avec le haut du corps depuis la taille [Dieu le Père], sur sa poitrine une colombe de lumière [le Saint-Esprit], et cloué à la croix le corps d’un autre homme [Notre-Seigneur Jésus-Christ]. Un peu en dessous de sa taille, suspendu dans l’air, on voyait un calice et une grande hostie sur laquelle tombaient quelques gouttes de sang qui coulaient du visage du Crucifié et d’une blessure de sa poitrine. Glissant le long de l’Hostie, ces gouttes tombaient dans le Calice. Sous le bras droit de la Croix se trouvait Notre-Dame [c’était Notre-Dame de Fatima avec son Coeur Immaculé dans la main gauche, sans épée ni roses, mais avec une couronne d’épines et de flammes] … Sous le bras gauche [de la Croix], de grandes lettres, comme faites d’une eau cristalline coulant sur l’autel, formaient ces mots : " Grâce et Miséricorde". J’ai compris que le mystère de la Très Sainte Trinité m’était montré et j’ai reçu sur ce mystère des lumières qu’il ne m’est pas permis de révéler. Ensuite, la Sainte Vierge m’a dit : " Le moment est venu : Dieu demande au Saint-Père de faire, en union avec tous les évêques du monde, la consécration de la Russie à mon Coeur Immaculé, promettant de la sauver par ce moyen". »
Ce 13 juin 1929, la Vierge, en rappelant la deuxième partie du secret, demande qu'il soit révélé au pape. La prophétie est claire : tout dépend en définitive du Souverain Pontife et de lui seul ; il lui revient de commander aux évêques de faire la consécration demandée. Rien de décisif pour la paix et le salut du monde ne peut se faire sans lui. Il faut insister sur ce point de la prophétie qui est le plus souvent passé sous silence : Dieu promet d’accomplir des miracles de grâces, par le médiation du Cœur Immaculé de Marie, mais à la condition formelle que le Pasteur de l’Église le lui réclame solennellement, et manifeste, par son obéissance à ses demandes, que face aux extrêmes périls de l’heure, c’est de la Reine du Ciel, et d’elle seule, que le Monde attend le salut.
Le pape Pie XI a connu la demande de consécration de la Russie au Cœur Immaculé de Marie dès le mois de septembre 1930. [45] Si la Russie avait été consacrée au Cœur Immaculé de Marie, elle se serait convertie : ni la Deuxième Guerre mondiale, ni la foudroyante expansion du communisme ne se seraient produites. Pourquoi le pape n’a-t-il pas obéi aux demandes du Ciel au moment même où il en a pris connaissance ? La réponse est assez facile à entrevoir. L’accomplissement d’un acte solennel de consécration de la Russie par le pape et tous les évêques du monde ne supposait-il pas d’abord une condamnation formelle, doctrinale, du marxisme-léninisme et une politique ferme, souverainement indépendante à l’égard de la Russie bolchévique ? Or, depuis la révolution d’octobre 1917, le Saint-Siège, à la suite des démocraties occidentales, s’était engagé avec persévérance, sur une tout autre voie, celle du compromis et de la conciliation. Cette politique d’ « ouverture à l’Est » fut sûrement l’obstacle majeur à l’accomplissement du grand dessein de Miséricorde révélé à Tuy pour la conversion de la Russie et la paix du monde. L’Ostpolitik sera d’ailleurs la stratégie ecclésiastique adoptée par tous les papes successifs jusqu’à aujourd’hui.
La Vierge a demandé que la Russie soit « consacrée à son Cœur Immaculé » ; pour des raisons diplomatiques, les divers papes, de Pie XI à Benoît XVI, ont toujours évité de le faire. La diplomatie est-elle une qualité vicariale ou de chef d’État ? En 1929, le traité de Latran, passé entre Pie XI et Mussolini, notamment par l’apport de quatre milliards de lires versés au Vatican dans le cadre de la « loi des garanties », avait transformé ce dernier en véritable consortium financier. De fait, la logique vaticane se confondit alors avec celle du capitalisme international.
« Sous le règne de Pie XI », pour reprendre les paroles du message de Fatima, la Russie n’a pas été consacrée au Cœur Immaculée de Marie. Il n’en a même pas été question officiellement : le message a été occulté, rien n’a été fait pour accomplir la demande si pressante, si urgente que le Ciel adressait au Souverain Pontife. Ce fut seulement en 1942 que l’autorité hiérarchique permit la divulgation du secret. Durant douze ans ce secret a donc été camouflé par les instances ecclésiastiques. Cependant, les deux ouvrages publiés à Rome, en 1942, par les pères Luigi Gonzaga De Fonseca [46] et Luigi Moresco [47] en proposèrent un texte honteusement déformé et censuré : il n’était plus fait mention de la consécration de la Russie au Cœur Immaculé de Marie ; et, de même, il n’était plus question des « erreurs » que la Russie répandrait à travers le monde, mais seulement de « grandes erreurs » qui se répandraient dans le monde. Comme le remarque très judicieusement Frère Michel de la Sainte Trinité, « ainsi défigurées, les paroles de Notre-Dame pourront être utilisées par les Alliés, – tout particulièrement en Angleterre –, dans un sens absolument opposé au message authentique de la Vierge de Fatima. En effet, si la Vierge n’a pas dénoncé le danger bolchévique, alors la collaboration avec les Soviétiques ne présentait aucun danger. » [48]
La Vierge avait annoncé : « Si les hommes continuent à offenser Dieu, il y aura une guerre, encore plus sanglante sous la règne de Pie XI. » Historiquement, la déclaration de Guerre à l’Allemagne date du 3 septembre 1939. Certes, on peut toujours considérer que la Seconde Guerre mondiale a commencé par l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938 sous Pie XI et se servir de cet argument pour expliquer la prophétie mariale ; mais une annexion a-t-elle les caractéristiques d’une guerre ? et, d’autre part, l’Anschluss ayant eu lieu le 12 mars 1938, alors que Benoît XV mourut le 10 février 1939, elle se situe vraiment à l’extrême limite du règne papal. [49] Ne serait-il pas plus logique d’admettre que cette guerre annoncée par le Vierge débuta avec la Guerre civile espagnole qui, de juillet 1936 à avril 1939, durant trois longues années, se déroula presque entièrement « sous le règne de Pie XI » ? Car la Guerre d’Espagne est le véritable commencement de la Seconde guerre mondiale. Claude G. Bowers, ambassadeur des États-Unis durant la Guerre civile, a écrit : « Si nous voulons sauvegarder le patrimoine de nos ancêtres, nous devons être prêts à combattre à l’instar des loyalistes héroïques qui sont tombés après avoir endigué, pendant deux ans et demie, avec leur corps et leur sang, la vague de barbarie qui déferlait sur l’Europe. Ils ont succombé, victimes de la singulière indifférence des nations démocratiques qu’ils avaient si vaillamment défendues. La Deuxième Guerre Mondiale a commencé en Espagne, en 1936. » [50] Aujourd’hui, nous pouvons aller encore plus loin en affirmant que, non seulement la Seconde guerre mondiale a commencé avec la Guerre d’Espagne mais que, d’un point de vue strictement catholique, cette guerre dure toujours car elle ne peut finir qu’avec la consécration de la Russie, comme l’a demandé la Vierge à Fatima.
L’erreur de l’Occident vis-à-vis du bolchévisme aura été un vecteur essentiel de son apostasie finale. Comme l’a très bien vu le dissident russe Vladimir Boukovsky [51], l’Union européenne réalise aujourd’hui les prévisions de Lénine : « L’exemple de la République socialiste des soviets de Russie sera un modèle vivant pour les peuples de tous les pays, et la force de propagande, la force d’impulsion révolutionnaire de ce modèle sera prodigieuse. » [52] La Russie devait être exorcisée du soviétisme mais, de nos jours, les papes ayant failli, c’est de la soviétisation de l’Europe dont il s’agit.
En 1917, la Russie n’est pas encore l’URSS mais elle est déjà possédée par l’esprit du communisme marxiste. Après la révolution bolchévique, la Vierge Marie, notamment en 1929 à Tuy, persistera à employer le nom de « Russie ». Aujourd’hui que l’URSS a disparu, il est clair que par la Russie, le Ciel désigne un point essentiel de géopolitique transcendantale : l’épicentre du foyer de la possession qui doit s’étendre sur le Monde. [53]
En quoi le camouflage du message de Fatima a-il à voir avec celui de la révolution sociale espagnole ? Selon nous, la mise en perspective de ces deux camouflages permet de saisir la relation essentielle, elle même « camouflée », qui aurait pu s’établir entre un syndicalisme intégral et un catholicisme intégral, si la hiérarchie de l’Église catholique n’avait pas volontairement étouffé la Parole du Ciel. Avec la perspective du temps, la vérité de la prophétie de Fatima apparaît de plus en plus éclatante : la Seconde Guerre mondiale ne fut pas une guerre juste, l’héroïque croisade du Bien, de la Liberté et du Droit contre les totalitarismes fasciste et nazi, seuls fléaux de l’humanité. Ce fut bien plutôt la grande guerre imposée par le bolchévisme, où les démocraties occidentales, aveuglées et complices, consentirent à une effroyable hécatombe de vies humaines pour le triomphe final du communisme athée. Si le « mal » est ce qui pousse à l’entropie, au nivellement, à l’uniformisation, dans la nature et dans l’homme, alors le marxisme, instrument diabolique de la réduction à l’horizontalité, est l’instrument moderne de la croissance exponentielle du mal.
Après 1925, s’élabora l’idée, en Occident, que pour lutter contre le communisme, il fallait employer la technique d’État prônée par la IIIe internationale ; d’où la conception d’une économie étatisée, du parti unique, de la direction totale de la vie nationale par l’État. Le fascisme n’était qu’une substitution sémantique à la conception de l’état lénino-stalinien et il en sera de même avec la conception totalitaire de la démocratie. L’Europe entière a subi ce mouvement paradoxal qui, pour combattre le marxisme, a engagé les nations à adopter les conceptions étatistes du marxisme. Que ce soit pour l’imiter ou le combattre, tous les pays occidentaux ont subi l’ascendant intellectuel et politique de l’État communiste, c’est-à-dire du capitalisme d’État autoritaire et, en quelques années, la structure des principaux États européens est devenue essentiellement la même que celle de l’État léniniste. La IIIe internationale est l’inspiratrice des conceptions actuelles de l’État. Finalement tous les États, y compris ceux qui se disent démocratiques, se sont réorganisés selon le paradigme étatiste marxiste. Ce paradoxe a provoqué l’effacement des nations et l’avènement d’un hyper-État européen et mondialiste.
Le message « politique » de Fatima nous prévient que l’effondrement du communisme en Russie ne peut se réaliser que par l’effondrement de l’idée même de l’étatisme économique – qui est le « régime » impérialiste marxiste mondialisé. Alexandre Soljenitsyne affirmait : « Le communisme, c’est l’émergence d’une qualité nouvelle, inconnue jusqu’ici dans l’histoire du monde, si bien que toute recherche d’analogies s’avère vaine. » [54] Cette « qualité nouvelle », pour employer une terminologie marxiste, est une praxis ; elle est un retournement du gant, une éversion du noyau le plus intérieur du Capital qui donnera lieu au capitalisme d’État, phase transitoire vers l’instauration de la mondialisation de l’Économie.
Sœur Lucie, reçut, le 12 juin 1941, une locution divine de Notre-Seigneur Jésus-Christ concernant l’Église d’Espagne. Bien que ce message ait été escamoté dans l’histoire de Fatima, nous en connaissons la teneur grâce à un ouvrage du Père Alonso [55]: « Le 12 juin 1941, il s’est plaint spécialement de la froideur et du relâchement du clergé d’Espagne, régulier et séculier, de la tiédeur et de la vie de péché du peuple chrétien. », écrit la voyante. Le Seigneur demandait aux évêques de procéder à une « vraie réforme du peuple et du clergé » ; et Sœur Lucie prévenait : « Si les évêques d’Espagne tiennent comptent des désirs de Notre-Seigneur et entreprennent une vraie réforme dans le peuple et dans le clergé, bien ! Sinon [la Russie] sera encore l’ennemie par laquelle Dieu les châtiera davantage une fois encore. » À la même époque, Pie XII, tout en adressant ses compliments au « très noble chef d’État espagnol, « si dignement à la tête de sa chère patrie », se félicitait, quant lui, « des progrès de l’Action catholique, de l’abondance des bonnes et solides vocations sacerdotales » [56]. Sans doute, cet avertissement peut-il paraître d’une extrême sévérité au regard du nombre de religieux assassinés lors de la guerre civile, mais comment adhérer à l’interprétation de l’ « idéologie fatimiste », fanatiquement pro-franquiste, qui neutralisera sans vergogne ce message en soutenant que ces divines réprimandes et menaces, loin d’être une quelconque réprobation du clergé, auraient été bien plutôt la marque d’une réelle renaissance chrétienne en Espagne ! On voit que le message de Fatima, quand il n’est pas camouflé par les uns, est détourné de son sens par les autres. De même que les communistes soviétiques ont usurpé les idées du socialisme révolutionnaire, le franquisme, avec la complicité de l’Église de Rome, a confisqué le message de Fatima en l’utilisant comme moyen de propagande idéologique.Ce fut en 1944, après que Lucie ait longtemps hésité à le confier à ses directeurs spirituels, que le message du 12 juin 1941 fut enfin transmis aux évêques d’Espagne. Quelques évêques manifestèrent une certaine irritation, mais la plupart accueillirent ce sévère avertissement avec le plus grand respect. Si quelques oppositions firent obstacle aux réunions épiscopales demandées, le message de Notre Seigneur fut largement diffusé. Si bien qu’en 1947, lorsque la Vierge de Fatima commencera à parcourir le monde, en pèlerine, pour commémorer le trentenaire des apparitions, elle connaîtra en Espagne un immense triomphe que les franquistes s’empresseront d’exploiter pour leur propre compte, comme ils l’avaient fait auparavant en usurpant la doctrine de José Antonio.
Le 23 octobre 1947, de hauts fontionnaires se rendirent dans la prison où Enrique Marco Nadal, secrétaire général de la CNT clandestine, au moment de son arrestation en mai 1947, purgeait sa peine et lui firent cette extraordinaire proposition : « Il y a au Ministère de la Justice un groupe important de personnalités, parmi lesquelles se trouve le ministre lui-même [ Raimundo Fernández Cuesta, phalangiste historique, ami de José Antonio] qui a estimé ce contact indispensable afin de vous dire que nous sommes disposés à parvenir à un arrangement avec la CNT et à lui remettre la CNS [57], qui prendrait le nom traditionnel de la CNT… La propagande dans les milieux anarcho-syndicalistes, destinée à encourager les militants pour qu’ils acceptent cette proposition, vous serait confiée… L’accord conclu, la signature aurait lieu dans le bureau même du Caudillo, qui, au courant de notre démarche, en attend le résultat. Dès la signature de l’accord, le Caudillo prononcerait une allocution informant l’opinion publique espagnole de la nouvelle situation… Allocution qui serait reprise par vous-même et confirmée par un manifeste où vous annonceriez à l’Espagne et au monde l’incorporation de la CNT à la vie publique espagnole. Comme preuve de l’évolution politique de l’Espagne, l’allocution de la CNT et du Caudillo seraient suivies de la promulgation d’un décret d’amnistie libérant tous les prisonniers politiques, à l’exception des communistes. » [58]
Sans doute au plan de la stratégie politicienne, s’agissait-il alors pour Franco, de contrecarrer une restauration monarchiste parlementaire, sous l’égide de don Juan de Borbón, soutenue non seulement par le parti chrétien démocrate de Gil Robles mais aussi par les anarcho-syndicalistes de la CNT intérieure, représentée par Juan José Luque. Toutefois, cet épisode si incroyable et méconnu, peut être perçu, alors que la Vierge pèlerine de Fatima traversait l’Espagne, comme le rappel symbolique d’un paradigme perdu, celui de l’axe syndical révolutionnaire, qui aurait pu se réaliser, le moment voulu, si l’Église avait obéi à la demande du Ciel.
Alain Santacreu
[39] Diego Abad de Santillan, Memorias 1897-1936, Barcelona, 1977, Planeta, p. 217.
[40] On trouvera une excellente analyse des purges massives de Staline dans l’ouvrage de Robert Conquest intitulé The Great Terror – A Reassessment, New York, Oxford University Press, 1990.
[41] Pour une analyse nouvelle des origines de la Deuxième Guerre mondiale, on se reportera à l’ouvrage d’Ernst Topitsch intitulé Stalin’s War, New York, St. Martin’s Press, 1985.
[42] Cf. Michel Heller et Aleksandr Nekrich, L’utopie au pouvoir. Histoire de L’URSS de 1917 à nos jours, Calmann-Lévy, 1922. Et, aussi : Les archives secrètes de la Wilhemstrasse, T. I à IX, Plon, 1950.
[43] Sur l’interprétation théologique du mystère de Fatima, nous renvoyons au triptyque du Frère Michel de la Sainte Trinité, Toute la vérité sur Fatima ( Éditions de La Contre-Réforme catholique, 1986) qui, de tous les livres que nous avons pu lire sur le sujet, nous semble le plus juste, le plus complet et le plus clair pour une âme chrétienne. Cependant nous n’en dirons pas autant de son interprétation politique.
[44] Mémoires de Soeur Lucie, éditions Tequi, 1980, pp. 108-109.
[45] Cf. Frère Michel de la Sainte Trinité, Toute la vérité sur Fatima, Chapitre VIII, t. II, pp. 351-381.
[46] Le meraviglie di Fatima. Apparizioni, culto, miracoli, Istituto Missionario Pia Società San Paolo, Roma, 1942.
[47] La Madonna di Fatima, Istituto di propaganda libraria, Milano, 1942.
[48] Frère Michel de la Sainte Trinité, op. cit., T. 3, p. 97-98
[49] Pie XI fut élu pape le 6 février 1922.
[50] Claude G. Bowers, Ma mission en Espagne : 1933-1939, Flammarion, 1956, p. 7.
[51] L’Union européenne, une nouvelle URSS ?, Éditions du Rocher, 2005.
[52] Lénine, Sur la grande révolution socialiste d’octobre, éd. Novosti, Moscou, 1977, p. 15.
[53] Sur la notion de géopolitique transcendantale, on lira, sur ce blog, l’article de Christian Rangdreul, « Cela ne se passe pas comme ça ! »
[54] Alexandre Soljenitsyne, L’erreur de l’ Occident, Grasset, « Les Cahiers Rouges », 2006, p. 25.
[55] Fatima, España, Rusia, Ed. Publicaciones Claretianas, 1976.
[56] Lettre du 17 décembre 1942 à José-Maria Sert, nouvel ambassadeur d’Espagne auprès de Saint Siège. Cité par Frère Michel de la Trinité dans Toute la vérité sur Fatima, t. 3, p. 24.
[57] Central National Sindicaliste (Centrale national-syndicaliste). Syndicat corporatiste de type « vertical », réunissant patrons et ouvriers.
[58] Cf. Enrique Marco Nadal, Condenado a muerte. Trozo autobiográfico, Editores Mexicanos Unidos, Mexico, 1966, pp. 56-59.