Le musée de Strasbourg conserve six petits panneaux de taille identique (20 cm x 13 cm), dont l’encadrement original a été perdu. En l’absence d’une reconstitution complètement convaincante, on l’appelle prudemment « polyptyque« . Mais il est très probable qu’il s’agissait d’un triptyque portatif du type de celui de Benedetto. Avec la particularité d’être peint entièrement des deux côtés et visible sur ses deux faces : le seul double Triptyque portatif de la peinture occidentale.
Pour reconstituer la disposition la plus vraisemblable du polyptyque de Strasbourg, il ne reste plus qu’à le comparer avec d’autres oeuvres de Memling… et à réfléchir.
Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption
Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg
Panneau 1 : Le blason
Le blason se compose d’un griffon noir sur un écu d’argent, surmonté de trois lis d’or sur un fond bleu : c’est celui de la famille Loiani de Bologne (on sait qu’un Giovanni-Antonio a épousé une flamande, occasion pour laquelle le retable a pu être commandé à Memling). En haut, la devise familiale : « Nul bien sans paine ».
Panneau 2 :La tête de mort
Polyptique de Strasbourg, vers 1494
Revers du Panneau de Sainte Véronique, vers 1483
Voici un crâne que nous connaissons bien : Memling a repris celui qu’il avait déjà utilisé au revers du Diptyque de Jean et Véronique. Seuls changent la forme de la niche (en arc de cercle au lieu d’un rectangle) et l’inscription gravée dans la pierre, qui est considérablement plus bavarde et a du être coupée en deux parties de part et d’autre de la niche. Elle est tirée du chapitre XIX du livre de Job :
« Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum »)
Panneau 3 : Le squelette
Memling_Polyptyque_Strasbourg_SqueletteLe phylactère flottant que le squelette tient de sa main gauche porte la phrase suivante :« Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».
Cette sentence, qui semble avoir été composée spécialement pour l’occasion, paraphrase le verset 3:19 de la Genèse : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais en atténuant l’intensité dramatique de la malédiction. Les trois mots du début « Ecce finis hominis » sont tracés en rouge, comme le titre d’une explication : c’est pourquoi il vaudrait mieux le traduire par « Voici la finalité de l’homme ». Le reste développe, sous forme d’un phrase proférée par le squelette, une constatation générale sur le début de l’humanité (la boue) et sa fin (la poussière et la cendre).
Le cadavre est encore recouvert de peau (sauf le crâne) ; son abdomen est ouvert et dévoré de vers, un crapaud s’abouche à ses parties génitales. Il vient visiblement de sortir du tombeau dont on voit la dalle déplacée derrière lui. D’où un message ambigu : tandis que le phylactère constate la pulvérulence de l’homme, l’image montre bel et bien un mort en train de ressusciter.
Panneau 4 :La femme nue
Memling_Polyptyque_Strasbourg_FemmeOn interprète habituellement ce panneau comme une « Vanité » : à la fois en référence au défaut qui consiste à se regarder dans le miroir, et au caractère fugitif de la beauté et des plaisirs terrestres. Notons que l’image, d’un érotisme exceptionnel pour l’époque, ne comporte aucun symbole funèbre ou négatif : une campagne verdoyante, un caniche et deux lévriers tête-bêche, et derrière un marchand et son âne, qui quitte le moulin avec un sac de farine.
La rivière en contrebas, les mules et le miroir pourraient évoquer une baignade en plein air : mais pique-t-on une tête avec un diadème de perles ? L’accumulation de détails en apparence incohérents montre que le sujet n’est pas une scène de genre, mais bien une allégorie : certains proposent qu’il s’agit de la Vie, par opposition à la Mort représentée par le squelette et le crâne.
Panneau 5 : L’enfer
Un démon piétine trois damnés dans une énorme gueule enflammée, qui figure l’entrée des Enfers. Le phylactère qui flotte au dessus de lui, soulevé par la chaleur du brasier, porte une constatation ironique :
« En Enfer pas de rédemption (In inferno nulla est redemptio) ».
Car le geste du démon, bras droit levé et bras gauche baissé, mime le geste habituel du Sauveur dans les Jugements Derniers : à ma droite le ciel pour les Elus, à ma gauche l’Enfer pour les Damnés, comme on le voit ci-dessous dans un autre trptyque de Memling.
Triptyque du Jugement Dernier
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdánsk
Memling-Jugement Dernier Gdansk
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Panneau 6 : Le Christ en Gloire
Le Christ bénissant porte les attributs du Seigneur : couronne, sceptre en forme de croix fiché sur la boule en cristal qui représente le monde débarrassé du péché, rendu à la transparence et à l’incorruptibilité.
La silhouette du Christ, avec sa couronne en pointe et son manteau rouge effilé par en bas, épouse la forme d’une mandorle, ce vieux symbole des tympans romans.
La mandorle, intersection de deux cercles, est habituellement associée à l’idée de passage, de transition entre deux mondes. Ce que nous montre ce panneau est donc, flanquée par quatre anges musiciens, une entrée ouverte vers le Ciel.
Hypothèses pour une reconstitution
Ce qui rend problématique la reconstitution du polyptyque de Strasbourg, c’est qu’aucun trio de panneaux ne se fait jour de manière évidente, alors qu’il est très facile de constituer des paires :
« Le squelette et la Vanité se répondaient sans doute, ainsi que le Christ en Gloire et l’Enfer. » Jean Wirth, La jeune fille et la mort, Droz 1979, p 42
- Prenons donc pour première hypothèse que le Triptyque doit pouvoir montrer une Vanité (le squelette et la femme nue), et d’autre part opposer le Christ en Gloire et l’Enfer.
- Deuxième hypothèse raisonnable : pour des raisons de pudeur, on ne doit pas voir simultanément le Christ en gloire et la femme nue.
- Troisième hypothèse : par analogie avec d’autres diptyques bien connus, les deux panneaux en grisaille constituent les faces externes du triptyque refermé :
« Les armes et le crâne renfermaient peut-être le polyptyque , ainsi que dans le Triptyque Braque par exemple… » Jean Wirth, op.cit.
Triptyque Braque (revers)
Van de Weyden, vers 1452, Louvre, Paris
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- Enfin, dernier point qui est une certitude : le panneau du Squelette et celui du Blason présentent la même fissure verticale : ils se trouvaient donc dos à dos.
La manivelle et l’accordéon de Memling
Un triptyque à trois volets égaux peut se replier en portefeuille, comme celui de Benedetto : l’inconvénient étant un manque de symétrie lorsque le triptyque est ouvert, puisqu’une des charnières doit être plus large que l’autre.
Pour éviter cela, il suffit de remplacer les charnières simples par des charnières s’ouvrant dans les deux sens, grâce par exemple à une tige en forme de manivelle.
Le triptyque s’ouvre alors en accordéon, et les possibilités combinatoires sont bien plus intéressantes. Voyons ce que cela pourrait donner dans le cas du polyptyque de Strasbourg.
Le diptyque de la Vanité de la Gloire
Lorsque le triptyque est refermé, les deux panneaux en grisaille montrent tous deux une tête sans chair : casque triomphant à gauche, crâne grimaçant à droite : la Gloire n’est pas éternelle, il n’existe aucune armure qui puisse protéger de la Mort.
Un diptyque peut cacher un triptyque
Ouvrons le triptyque en accordéon sur sa gauche : entre le squelette à gauche et le crâne à droite apparaît le Christ en Majesté.
Le Triptyque de l’Espérance
Dans ce triptyque qui semble à première vue macabre, la petite tête de mort démantibulée aux pieds du squelette fait pendant à la grande tête de mort de la niche.
De gauche à droite, en traversant la figure paisible du Christ en Gloire, le regard passe du message de désespoir « Voici la fin de l’homme » au message d’espoir de Job : «Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » …et il est vrai que le crâne de droite, ayant recouvré sa mâchoire, dirige maintenant ses orbites vers le Seigneur.
Par ailleurs, un thème commun assure l’unité des trois panneaux : celui du passage. Deux impasses, la fosse à gauche, la niche à droite, encadrent la mandorle du Christ, passage grand ouvert vers le Ciel.
Le Triptyque du Bien et de la Peine
Retournons complètement le triptyque. Au centre, au verso du Christ en Gloire, se trouve le Démon Femelle. Ainsi, Dieu et le Diable, dos à dos, ne se rencontrent jamais.
Avec son fond vert et ses feuilles de chêne, le panneau de droite évoque l’ambiance du paysage de gauche ; et la griffe tenant la pièce d’or fait penser à la main tenant le miroir. Mais d’autres éléments le rapprochent plutôt du panneau central : le bec fermé du heaume rappelle la bouche ouverte de l’Enfer ; les griffes et les ailes de l’aigle font écho à celles de la Démone. Le triptyque possède donc une forte unité formelle, le panneau de droite pouvant être vu comme une sorte de superposition des deux autres.
Par ailleurs, un sens de lecture s’impose : car le heaume, la démone et la femme regardent tous trois vers la gauche. S’il y a une signification d’ensemble à deviner, alors il faut lire le triptyque de droite à gauche, en commençant par le blason familial avec sa devise laconique : « Nul bien sans paine« .
Cette formule, qui joue sur l’ambiguité du mot « peine », peut se comprendre en deux sens. Soit une banale morale de l’effort : « rien de valable sans se donner de la peine (no pains, no gains) ». Soit une constatation désabusée sur les hauts et les bas de l’existence : « nul miel sans fiel ».
Sans aller chercher bien loin, on comprend que la devise du premier panneau est illustrée littéralement par les deux autres : « Nul bien » à gauche, « sans paine » au centre :
- à gauche le jour, la campagne verdoyante, l’eau en abondance, les chiens de compagnie ou de chasse, la Femme dans la plénitude de sa beauté.
- au centre l’obscurité, les rochers secs, le feu déchaîné, la bouche sauvage de l’Enfer à la place des chiens domestiques et la Démone dans sa hideuse nudité;
Les Peines d’au-delà balancent les Biens d’ici-bas.
Très subtilement, les deux panneaux jouent sur le thème du reflet :
- à gauche reflet de la Dame dans le miroir ;
- à droite reflet de la Démone sur son propre ombilic.
Ainsi, la Laideur rend-elle manifeste le cercle autarcique dans lequel la Beauté s’enferme.
Le Diptyque de la Vanité de la Beauté
Dernière étape : replions le Blason sur la Démone, pour faire apparaître à sa place le Squelette. Voici la Vanité que nous attendions : absorbée dans la contemplation d’elle-même, la Belle ne voit pas la Mort qui la guette dans son dos.
De nouvelles correspondances apparaissent :
- le ventre bombé contre le ventre creux,
- la pelouse luxuriante contre la terre nue, à peine bordée de quelques fleurs faméliques,
- d’un côté les chiens, de l’autre les os.
Plus discrètement, le pont sur la rivière fait écho au pont par dessus la fosse que forme la dalle déplacée. Et la présence du moulin, qui rappelle que la finalité du blé est la farine, se trouve justifiée par la sentence sur la finalité pulvérulente de l’homme.
Enfin, le thème du reflet est encore présent : la dalle porte la représentation en habit du squelette qui se dresse devant nous : manière de dire que le gravure dans la pierre est plus durable que le reflet dans le miroir.
Avec ce Diptyque de la Vanité de la Beauté, Memling apporte une part de douceur flamande au thème de la Jeune Fille et la Mort, qui évoluera ensuite plus dramatiquement dans les pays germaniques. En voici un des exemples les plus connus, vingt ans plus tard :
Les Trois Âge de la Femme,
Hans Baldung Grien, 1510, Kunsthistorisches Museum, Vienna
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Si ce travail de remontage des charnières est correct, alors les six petits panneaux de Strasbourg peuvent pleinement revendiquer leur qualité de polyptyque. Mais dans une acception nouvelle, qui fait de cette oeuvre un « unicum » iconographique.
Car suivant la manière dont on ouvre les panneaux, on peut faire apparaître :
- deux diptyques ( « Vanité de la Gloire », « Vanité de la Beauté »)
- deux triptyques (« Nul bien sans peine » et « L’Espérance »).
Sans doute l’exhibition donnait-elle lieu, en privé, à un rituel bien précis :
le polyptyque de Strasbourg n’est pas une peinture à accrocher, mais un théâtre de poche à manipuler.