Nous fêterons la musique à notre façon. Politiquement, avec Platon, qui voyait dans la musique une éducation rigoureuse des responsables politiques (et qui n’hésite pas à “virer” de la cité les mauvais musiciens, disharmoniques). Et religieusement, avec saint Augustin, qui voyait dans la musique le lieu même de la manifestation de l’harmonie divine dans l’âme humaine, préfiguration de la musique éternelle qui est jouée aux Cieux. Bref, rien à voir avec la déculturation publique affichée – et largement subventionnée – d’une soirée de “fête de la musique”.
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PLATON – la musique comme science politique
Selon Platon, le seul critère qui importe en politique est la compétence des gouvernants, car la politique est une science et seuls ceux qui sont compétents peuvent gouverner. Or toute la question de la République est de savoir comment éduquer les sujets et comment empêcher la dégradation de leurs mœurs. Or l’éducation est pratiquement entièrement portée sur la propension mimétique de l’homme. L’influence de la musique dans l’âme n’est absolument pas négligeable chez les Grecs. Platon en a conscience et la maitrise des formes musicales permet la maitrise de l’éducation et donc de la vertu des citoyens.
La païdeia (l’éducation) doit produire la vertu, mais il faut que cela se produise spontanément dans l’âme. Ici intervient le rôle de la musique, plus précisémment de l’éducation musicale. C’est ainsi que Socrate affirme, en 401d 4-8 : “N’est-de donc pas, Glaucon, que l’éducation musicale est souveraine parce que le rythme et l’harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la toucher fortement, apportant avec eux la grâce et la conférant, si l’on a été bien élevé, sinon le contraire ?” La musique s’insinue dans l’intériorité de l’âme : elle déploie une mimesis efficace, et provoque presque naturellement l’åύçèåίá(littéralement l’excellence de caractère dans son optique d’ingénuité). C’est ce qui donne l’élan précurseur de toute moralité. Seulement, cette puissance éducatrice de la musique est à reglementer sévèrement. Platon récuse toute la tradition et toute la mythologie de son temps qui nourrissaient les jeunes Grecs. Hormi le problème du contenu, qui doit respecter la correction de l’homme droit, la “forme” musicale (la posture d’énonciation) est aussi passée au crible. Or il en existe de multiples. Platon gardera le rythme Dorien qui est associé au calme et à la solanité, celui de “l’homme engagé dans une action pacifique“, et le rythme Phrygien, qui est associé au courage, celui du “brave engagé dans la bataille“. De plus, l’éducation doit dispenser l’intégrité : l’éducation traditionnelle est beaucoup trop variée : elle use de la panharmonie (modulation entre les harmonies) et de la panrythmie (modulation des rythmes).
C’est ainsi que les musiciens “doubles”, qui usent de plusieurs instruments, plusieures notes et plusieurs rythmes seront “remerciés” de la cité. Socrate énumère une série de qualités qui explicitent la signification de l’åύçèåίá : la bonne harmonie, la belle figure, le beau rythme. La musique prend donc un rôle d’éducation morale et éthique grâce à sa modalité infra-linguistique. Résumons le projet politique de la païdeia musicale : il s’agit de former des gardiens aux deux vertus requises par leur caractère, le courage et la sophrosynè. Dans ce but, il s’agit de leur donner la culture musicale dans ses trois aspects complémentaires : une mythologie de contenu qui ne doit pas donner l’exemple de vices ou de lacheté ; un régime d’énonciation plutôt diégétique propice à l’unicité du sujet, tout en étant tourné vers le courage ; un régime d’accords fixe qui renforcent l’unicité du sujet mais qui n’exclut pas les deux harmonies correspondant au courage et à la tempérance. Il faut toutefois que le musicien lui-même connaisse et sache distinguer “les formes de la tempérance, du courage, de la générosité, de la grandeur d’âme, des vertus leurs sœur et des vices contraires” (402b). Cet homme est alors apte à éduquer par la musique les jeunes hommes prétendants au statut de gardien. Et celui qui a toutes ces belles dispositions est le plus beau, donc le plus aimable. C’est là où Platon voulait en venir : “la musique doit aboutir à l’amour du beau“. Du beau, et non du vulgaire, comme c’est le cas dans l’amour sensuel : cet amour procure un plaisir beaucoup trop vif qui créé dans l’âme une grave disharmonie. L’amour véritable, lui, “aime avec sagesse et mesure l’ordre et la beauté“. C’est exactement la même exigence harmonique que celle qui est développée dans le programme d’éducation musicale. Plus tard, au livre IV, Platon décrira le modèle harmonique de l’âme et de la cité.
De fait, l’éducation du corps est assurée par la gymnastique, et l’éducation de l’âme est assurée par la musique. Il est d’abord nécessaire d’éviter un excès dans l’un ou dans l’autre : l’excès de gymnastique rend rude et l’excès de musique rend mou. Cela veut donc dire que ces deux arts sont par nature fait pour s’harmoniser – esprit sain dans un corps sain, et vice-verça.
Mais la païdeia fondée sur la gymnastique et la musique sert seulement à produire l’harmonie par la maîtrise des habitudes, elle ne produit aucun savoir. Le troisième texte nous montre que l’éducation musicale qui tend à donner un modèle harmonique sert seulement de propédeutique à l’exercice de l’art par excellence du philosophe : la dialectique, qui elle produit un savoir. “ne savons nous pas que toutes ces études ne sont que le prélude de l’air même qu’il faut apprendre ?”. Mais l’éducation musicale se positionne dans le corpus des sciences propédeutiques à la dialectique en tant qu’il s’agit de la science des proportions des sons (consonnances), tout comme l’astronomie est la science des proportions du ciel. La musique se tourne dès lors vers le Bien, harmonie du cosmos.
SAINT AUGUSTIN – la musique comme science théologique
Platon a beaucoup influencé Saint Augustin a tout les niveaux : la conception de la musique qu’Augustin présente dans le de musica est un bon exemple de cette influence platonicienne. La musique serait, pour Augustin, une œuvre de la raison, voir une science qui sert d’intermédiaire entre le sensible et les réalités supérieures, spirituelles. Nous verrons en quoi et comment les mouvements sensibles provoqués par la musique dans l’âme doivent êtres maitrisés et orientés vers Dieu.
Saint Augustin entretient un rapport ambiguë, voir conflictuel avec la musique. Pour preuve le passage des Confessions en X, 33, où l’on décèle toute cette ambiguïté entre le plaisir que l’ouïe porte au beau et le plaisir sensuel. Augustin y parle presque de dépossession de soi (comme chez Platon) : “les plaisirs de l’ouïe m’avaient captivé, subjugué plus tenacement…” C’est un aveu de faiblesse devant la puissance de la musique, c’est un questionnement sur “la part qu’elle doit avoir dans son cœur” ; d’où peut-être la méfiance envers cette forme d’art qu’Augustin prend peut-être un peu trop vite pour un plaisir sensuel. Le plaisir pris à la musique se situe dans la chair, c’est à dire dans le commerce de l’âme avec la chair. Néanmoins, dans le de musica, son étude de la musique prend une tournure plus “rationnelle” et tente d’en déceler la part de divin et de raison. En effet, le but de toutes les pérénigrations philosophiques de Saint Augustin sur la musique (notamment dans les 5 premiers livres du de musica) est d’amener les hommes à Dieu. Et cela par deux modalités intrinsèques à la musique: les nombres et la raison en tant que la musique est une science. Augustin parvient à argumenter sur le fait que la musique est une science en faisant une distinction entre le musicien qui n’est qu’imitateur et le musicien qui est vraiment musicien, c’est à dire qui unifie raison et imitation par l’intermédiaire de la mémoire (de musica I). La musique est donc une science et non un art ; science intimement liée à la mathématique. C’est donc une science théorétique qui repose sur la connaissance, et non la simple habilité des doigts. Le musicien habile ne peut juger sa propre musique.
Dieu, en tant que source des harmonies éternelles, les inscrits dans l’âme par l’intermédiaire des harmonies musicales qui provoquent, en tant qu’elles sont sensibles, des mouvements charnels qui sont tempérées. De plus, on retrouve dans l’étude philosophique de la musique de Saint Augustin ce principe qui est récurent dans toute son œuvre, à savoir que ce n’est pas les choses qui sont mauvaises en soi, mais c’est l’usage qu’on en fait. Il faut donc faire usage de ces mouvements charnels que provoque la musique, et bon usage. Il faut qu’ils servent à tourner l’âme vers Dieu, c’est à dire vers quelque chose qui leur est supérieur (de musica VI) : le vrai musicien est celui qui accorde son âme vers Dieu ; la musique servirait donc de médiation sensible pour parvenir aux réalités spirituelles.