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Tomas Tranströmer, poèmes

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

LORSQUE NOUS REVÎMES LES ÎLES

Lorsque le bateau approche au loin
l’averse survient et l’aveugle soudain.
Les gouttes de mercure frémissent sur les vagues

et le gris-bleu s’étend.

L’océan s’en va jusque dans les cabanes.
Une lueur dans l’obscurité du vestibule.
Des pas lourds à l’étage
et ces coffres aux sourires fraîchement repeints.
Un orchestre indien de récipients de cuivre.
Un nouveau-né aux yeux de houle.

(La pluie cesse peu à peu.

La fumée fait quelques pas dans l’air
et chancelle au-dessus du toit.)

Voici encore davantage de choses
plus grandes que dans vos rêves.

La plage et les huttes des anguilles.
Une affiche portant l’inscription CÂBLE.
La vieille lande brille
pour celui qui vient à tire d’aile.

De fertiles lopins, derrière les rochers
et l’épouvantail, notre sentinelle
qui appelle les couleurs.

Cet étonnement toujours aussi immense
quand l’île me tend la main
et me tire de ma tristesse.

Tomas Tranströmer, in : Il pleut des étoiles dans notre lit. Cinq poètes du Grand Nord. Poésie/Gallimard
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NOVEMBRE AUX REFLETS DE NOBLES FOURRURES

C’est parce que le ciel est gris
que la terre s’est mise à briller :
les prairies et leur verdure timide,
le sol labouré et noir comme du sang caillé.

Il y a là les murs rouges d’une grange.
Et des terres submergées
comme les rizières lustrées d’une certaine Asie —
où les mouettes s’arrêtent et se souviennent.

Des creux de brume au milieu de la forêt
qui doucement s’entrechoquent.
L’inspiration qui vit cachée
et s’enfuit dans les bois comme Nils Dacke.

Tomas Tranströmer, Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004. Poésie/Gallimard
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Et la nuit coule
d’est en ouest à
la vitesse de la lune.

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Les orchidées.
Des pétroliers glissent au loin.
C’est la pleine lune.

Tomas Tranströmer, Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004, Poésie/Gallimard
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Madrigal :

J’ai hérité d’une sombre forêt où je me rends rarement. Mais un jour, les morts et les vivants changeront de place.
Alors, la forêt se mettra en marche. Nous ne sommes pas sans espoir. Les plus grands crimes restent inexpliqués,

malgré l’action de toutes les polices. Il y a également, quelque part dans notre vie, un immense amour qui reste inexpliqué.
J’ai hérité d’une sombre forêt, mais je vais aujourd’hui dans une autre forêt toute baignée de lumière.
Tout ce qui vit, chante, remue, rampe et frétille! C’est le printemps et l’air est enivrant.
Je suis diplômé de l’université de l’oubli et j’ai les mains aussi vides qu’une chemise sur une corde de linge.
Pour les vivants et les morts, 1989)
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En mars –79

Las de tous ceux qui viennent avec des mots
Des mots, mais pas de langage,
Je partis pour l’île recouverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots!
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens.
Je tombe sur les traces de pas d’un cerf dans la neige

Pas des mots, mais un langage.»

(1983), Baltiques.
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Les ratures du feu

Durant ces mois obscurs, ma vie n’a scintillé que lorsque je faisais l’amour avec toi.
Comme la luciole qui s’allume et s’éteint, s’allume et s’éteint — nous pouvons par instants suivre son chemin

dans la nuit parmi les oliviers.

Durant ces mois obscurs, ma vie est restée affalée et inerte
Alors que mon corps s’en allait droit vers toi. La nuit, le ciel hurlait.
En cachette, nous tirions le lait du cosmos,
pour survivre.
La place sauvage, 1983.
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Postludium

Je racle comme une drague sur le fond de la terre.
Ne s’accrochent que des choses dont je n’ai nul besoin. Indignation lassée, résignation ardente.
Les bourreaux emportent les rochers. Dieu écrit sur le sable.

Chambres calmes.

Les meubles sont prêts à l’envol dans la clarté lunaire.
Doucement j’entre en moi
par une forêt d’armures creuses.
La place sauvage, 1983.
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De la montagne

Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l’été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.

Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

J’ai vu un jour les volontés du monde s’en aller.
Elles suivaient le même cours — une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

Ciel à moitié achevé,1962.
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Il tombe de la neige

Les panneaux indicateurs sont
de plus en plus nombreux
lorsqu’on approche d’une ville.

Le regard de milliers d’hommes
au pays des longues ombres.

Un pont se construit
lentement
droit dans l’espace.

Poèmes courts, 2002.

Au milieu de l’hiver
Une lumière blême
jaillit de mes habits
Solstice d’hiver.
Des tambourins de glace clinquante.

Je ferme les yeux.
Il y a un monde muet
Il y a une fissure
où les morts passent la frontière
en cachette.
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Traces

À deux heures du matin: clair de lune. Le train s’est arrêté au milieu de la plaine.
Au loin, les points de lumière d’une ville
qui scintillent froidement aux confins du regard.

C’est comme quand un homme va si loin dans le rêve qu’il n’arrive pas à se souvenir qu’il y a demeuré

lorsqu’il retourne dans sa chambre.

Et comme quand quelqu’un va si loin dans la maladie que l’essence des jours se mue en étincelles,
essaim insignifiant et froid aux confins du regard.

Le train est parfaitement immobile.
Deux heures: un clair de lune intense. Et de rares étoiles.

Secrets en chemin, 1958.
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Les pierres

Les pierres que nous avons jetées, je les entends
tomber, cristallines, à travers les années. Les actes
incohérents de l’instant volent dans

la vallée en glapissant d une cime d’arbre
à une autre, s’apaisent
dans un air plus rare que celui du présent, glissent
telles des hirondelles du sommet d’une montagne
à l’autre, jusqu’à ce qu’elles
atteignent les derniers hauts plateaux

à la frontière de l’existence. Où nos
actions ne retombent
cristallines
sur d’autres fonds
que les nôtres.
17 Poèmes 1954

Le soleil est bas, maintenant.
Nos ombres sont des géants.
Bientôt tout est ombre.
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Après un décès

Il y eut une fois d’abord un choc

Qui a laissé loin derrière une longue traînée de la comète miroitante.
Cela nous maintient à l’intérieur. Cela rend neigeuses les images de la télé.
Sur les fils du téléphone cela s’enroule en gouttes froides

On peut encore aller lentement à skis dans le soleil d’hiver
à travers les buissons, où quelques feuilles s’accrochent encore.

Elles ressemblent à des pages déchirées de vieux annuaires téléphoniques.
Noms des abonnés dévorés par le froid.

C’est toujours aussi beau d’entendre le cœur battre
mais souvent l’ombre semble plus réelle que le corps.
Le samouraï semble insignifiant

Par rapport à son armure d’écailles de dragon noir.
Accords et traces,1966.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
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Sous la pression

Le drone bleu ciel est assourdissant.
Nous vivons ici sur un chantier tremblant
où les profondeurs de l’océan peuvent soudainement s’ouvrir
coquilles et sifflements des téléphones.
Vous ne pouvez voir la beauté que de biais, à la hâte.
Le grain dense sur le champ, beaucoup de couleurs dans un courant jaune.

Les ombres sans repos dans ma tête sont traînées là-bas.
Elles veulent se glisser dans le grain et se précipiter en or.
L’obscurité tombe. À minuit, je vais au lit.
Le plus petit bateau s’extirpe du plus grand bateau.
Vous êtes seul sur l’eau.
La coque noire de la Société dérive de plus en plus loin.

Adaptation personnelle d’après l’anglais.
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Allegro

Après une journée noire, je joue du Haydn,
et je ressens un peu de chaleur dans mes mains.
Les touches sont prêtes. Les gentils marteaux tombent.

Le son est vif, vert, et plein de silence.
Le son dit que la liberté existe
et que quelqu’un ne paie pas d’impôt à César.

Je mets mes mains dans mes poches pleines de Haydn
et j’agis comme un homme qui reste serein à tout cela.

Je hisse mon drapeau de Haydn. Le signal est :
« Nous ne nous rendrons pas. Mais nous voulons la paix. »
La musique est une maison de verre debout sur une pente ;
Les rochers volent, les rochers roulent.
Les rochers roulent tout droit à travers la maison
mais chaque panneau de verre est toujours intact.

Ciel à moitié achevé, 1962.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
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Le Couple

Ils éteignent la lumière et son ombre blanche

luit un moment avant de se dissoudre
comme un comprimé dans un verre d’obscurité. Puis vers le haut.
Les murs de l’hôtel s’élèvent dans le ciel noir.
Les mouvements de l’amour se sont installés, et ils dorment
mais leurs pensées les plus secrètes ne se rejoignent que lorsque
deux couleurs se rencontrent et s’écoulent l’une dans l’autre.

sur le papier mouillé d’une peinture d’écolier.
Il fait sombre et silence. Mais la ville s’est traînée encore plus près
ce soir. Avec des fenêtres détrempées. Les maisons se sont rapprochées.
Ils se tiennent tout près en une foule, une attente,
une masse dont les visages n’ont aucune expression.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
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Sous Zéro

Nous sommes à une fête qui ne nous aime pas. Enfin la fête rejette son masque et se montre pour ce qu’elle est vraiment:
une gare de triage, un froid gigantesque se tient sur des rails dans la brume.
Un morceau de craie a tagué les portes des wagons de marchandises.

Cela ne doit pas être dit, mais il y a ici beaucoup de violence étouffée. C’est pourquoi les détails sont si lourds.
Et pourquoi il est si difficile de voir que toute autre chose existe aussi: un éclat de soleil réverbéré se déplace à travers
le mur de la maison et se glisse à travers la forêt inconsciente des visages vacillants,
aucun texte de la Bible n’a rapporté ceci: «Venez à moi, car je suis aussi lourd de contradictions que vous-même. »

Demain, je vais aller travailler dans une autre ville. Je m’enfuis de là à l’heure du matin, qui est un cylindre bleu-noir.

Orion plane au-dessus du sol gelé. Des enfants se tiennent dans une foule silencieuse, attendant le car de ramassage,
des enfants pour qui personne ne prie. La lumière grandit lentement, comme nos cheveux.
La place sauvage, 1983.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
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Élégie

J’ouvre la première porte
C’est une grande chambre inondée de soleil
Une lourde voiture passe dans la rue
et fait trembler la porcelaine.

J’ouvre la porte numéro deux.

Amis ! Vous avez bu de l’ombre
pour vous rendre visibles.

Porte numéro trois. Une chambre d’hôtel étroit.
Avec vue sur une ruelle.
Une lanterne qui étincelle sur l’asphalte.

Belles scories de l’existence.
Sentiers, 1973
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La grande énigme (2004) Extraits.

Le toit s’est lézardé
et le mort peut me voir.

Ce visage.

*

Écouter bruire la pluie
Je murmure un secret pour
entrer en son centre

*
La mort se penche
sur moi, un problème d’échecs
Et elle a la réponse
.
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La Maison Bleue

Il est nuit en plein soleil. Je me tiens dans les bois et regarde vers ma maison avec ses murs bleus de brume.
Comme si j’étais mort récemment et j’ai vu la maison sous un angle nouveau.
Elle a résisté pendant plus de quatre-vingts étés. Son bois a été imprégné, quatre fois avec joie et trois fois avec tristesse.
Quand quelqu’un qui a vécu dans la maison meurt, elle est repeinte.
La personne morte peint elle-même, sans brosse, de l’intérieur.

De l’autre côté est un terrain ouvert. Autrefois un jardin, maintenant déserté. Un ressac encore de mauvaises herbes,
des pagodes de mauvaises herbes, un texte qui jaillit, un mouvement vers le bas des mauvaises herbes,
une flotte viking de mauvaises herbes, des têtes de dragon, des lances, un empire de mauvaises herbes !

Au-dessus des flottements du jardin l’ombre d’un boomerang plane, jeté, encore et encore.
Il est lié à quelqu’un qui a vécu dans la maison bien avant mon temps. Presque un enfant.

Une question, une impulsion émane de lui, une pensée, une pensée de volonté: «créer. . . dessiner. . »,
pour échapper à son destin inscrit dans le temps.

La maison ressemble à un dessin d’enfant. Un enfantillage fugace qui a grandi de suite parce que quelqu’un
a prématurément renoncé à l’accusation d’être un enfant. Ouvrez les portes, entrez! À l’intérieur de la maison,
des troubles habitent dans le plafond et la paix dans les murs. Au-dessus du lit, est accrochée une peinture

représentant un navire amateur de dix-sept voiles, une mer agitée et un vent que le cadre doré ne peut pas maîtriser.

Il est toujours si tôt ici, c’est juste avant le carrefour, avant les choix irrévocables. Je suis reconnaissant pour cette vie!
Et pourtant, je manque de solutions de rechange. Tous les croquis voudraient être réalité.

Un moteur sur l’eau, au lointain, étend l’horizon de la nuit d’été. La joie et la tristesse s’élargissent ensemble dans le verre
grossissant de la rosée. Nous n’avons pas vraiment à le savoir, mais nous le pressentons: notre vie a un navire-jumeau

qui vogue sur une voie entièrement différente.
Alors que le soleil brûle derrière les îles.
La place sauvage, 1983.
Adaptation personnelle d’après l’anglais.
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Hommages

Marchais le long du mur antipoétique.
Die Mauer. Ne pas regarder par-dessus.
Il cherche à encercler nos vies adultes
dans la ville routinière, le paysage routinier.

Éluard effleura un bouton
le mur s’ouvrit
et le jardin apparut.

Jadis, je traversais la forêt avec un seau de lait.
De tous côtés, des troncs violets
où une vieille farce était restée suspendue
aussi belle qu’une barque votive.

L’été nous faisait la lecture des aventures de Mr Pickwick.
La belle vie, une calèche paisible
qu’occupaient des gentlemen offusqués.

Fermez les yeux, changez de chevaux.

Les pensées les plus puériles nous viennent dans la détresse.
Nous étions au chevet du malade et priions
pour un instant de répit dans cette terreur, une brèche
où les Pickwick pourraient faire leur entrée.

Fermez les yeux, changez de chevaux.

Il est facile d’aimer les fragments
qui longtemps ont voyagé.
les inscriptions sur les cloches des églises
les dictons qui zigzaguent sur les saints
et ces graines plusieurs fois millénaires.

Archiloque ! – Nulle réponse.

Les oiseaux caressaient le pelage de la mer.
Nous nous enfermions avec Simenon
pour renifler l’odeur qu’a l’existence humaine
là où débouchent les feuilletons.

Reniflez l’odeur de la vérité.

La fenêtre ouverte s’est arrêtée ici
face aux cimes des arbres
et aux lettres d’adieu du ciel crépusculaire.

Shiki, Björling et Ungaretti
c’est écrit à la craie de la vie sur le tableau noir de la mort
Ce poème entièrement possible.

Je regardai en l’air lorsque les branches s’agitèrent.
Des mouettes blanches mangeaient des cerises noires.

Tomas Tranströmer, Œuvres complètes, 1954-1996, traduit du suédois par Jacques Outin, Le Castor Astral, 1996
Une page sur Tomas Tranströmer sur Esprits Nomades
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Bibliographie de Tomas Tranströmer sur Poezibao

Tomas Tranströmer, poèmes


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