Un article d'Habib M. Sayah, membre de l’Institut Kheireddine.
Le groupe Salafiste Ansar al-Sharia multiplie les violences contre la liberté d'expression en Tunisie.
L’atteinte au sacré, ou la criminalisation de la liberté en Tunisie
Après avoir déclenché la retentissante affaire Nessma, le courant salafiste Ansar al-Sharia incarné par le djihadiste Abou Iyadh a pris prétexte lundi 11 juin d’une exposition dans le cadre du « Printemps des Arts » au Palais Abdelliyya à La Marsa, pour faire preuve d’une nouvelle démonstration de force et ainsi exercer une violente pression sur la liberté d’expression en Tunisie. La réaction de la classe politique, tombée dans le piège de l’argumentation sur le terrain de « l’atteinte au sacré », a contribué à la fatale érosion de l’édifice de la liberté en Tunisie.
L’arme du « crime »
Au moment des faits, Ansar al-Sharia, venait de recevoir l’onction du numéro un d’Al-Qaïda Ayman al-Zawahiri, ainsi que la bénédiction de l’influent idéologue djihadiste mauritanien Abou al-Moundhir al-Shiniqiti, lequel a émis une fatwa autorisant les musulmans à s’engager dans le djihad aux côtés d’Abou Iyadh au sein d’Ansar al-Sharia. Ses rangs grossis par la libération de nombreux anciens terroristes dans le cadre d’amnisties générales, la nébuleuse djihadiste a saisi l’occasion pour s’affirmer et marquer sa rivalité avec le parti islamiste Ennahdha dont elle avait déjà réussi le 25 mars dernier à mobiliser les électeurs lors d’une manifestation appelant à l’inscription de la chari’a dans la Constitution tunisienne. Comme pour l’attaque qui a visé la chaîne de télévision privée Nessma TV, l’appel à la violence fut lancé par le jeune Nessma, numéro deux d’Ansar al-Sharia. Le motif ? Des œuvres impies auraient été exposées à la Abdelliyya. La réponse ? Saccager les lieux de l’exposition. Mais cela n’a pas suffi : des heurts d’une extrême violence ont éclaté entre militants d’Ansar al-Sharia et forces de l’ordre, des bâtiments publics attaqués à travers l’ensemble du territoire, dont un tribunal incendié. Les affrontements, qui se sont poursuivis le lendemain, occasionnant plusieurs blessés par balles, ont justifié la mise en œuvre d’un couvre-feu qui ne fut levé que le vendredi 15 juin.
Haro sur l’atteinte au sacré
Les réactions des membres du gouvernement et des leaders des partis de la « troïka » au pouvoir ne se sont pas faites attendre. Dès le lendemain, le groupe du parti Ennahdha à l’Assemblée constituante a affirmé qu’il proposera d’inscrire dans la Constitution l’interdiction de l’atteinte au sacré. Quelques instants plus tard, le Ministre de l’Intérieur Ali Laarayedh, sans nier le rôle de salafistes dans les violences, blâme les artistes qui seraient responsables du déclenchement de la confrontation. Les salafistes auraient donc réagi maladroitement, mais la faute reviendrait à ceux qui ont osé porter atteinte au sacré. Rien d’étonnant de la part du mouvement islamiste dont est issu le Ministre, habitué à blâmer la femme violée d’avoir provoqué son assaillant en portant une tenue trop aguicheuse… D’autres mouvances ont cependant été visées comme responsables par M. Laarayedh. En effet, après avoir dénoncé les deux parties à l’affrontement, le Ministre islamiste a accusé des membres de l’ancien régime d’avoir joué un rôle dans l’éclatement de la violence, avec l’aide de réseaux de contrebande d’alcool. Ces accusations sans fondement, du moins sans preuve, avaient certainement pour objectif de faire d’une pierre deux coups en dédouanant le gouvernement et en reportant la responsabilité de la violence sur les principaux adversaires du parti Ennahdha : les milieux artistiques, dont on veux mater les velléités libertaires ; les salafistes qui jour après jour recrutent les déçus d’Ennahdha ; les anciens du RCD, qui pourraient former une alternative à Ennahdha lors des prochaines élections ; et enfin, les marchands d’alcool dont on a du mal à comprendre le rôle hypothétique dans la campagne de violence orchestrée par les salafistes.
Quelques minutes plus tard, le Ministre des Droits de l’Homme et porte-parole du gouvernement Samir Dilou a convoqué la presse pour exposer la position du gouvernement, accompagné des ministres des Affaires religieuses et de la Culture. Là encore, l’accent est mis non pas sur l’irresponsabilité du gouvernement qui a laissé agir les salafistes en toute liberté malgré les nombreux appels à la violence lancés par ces derniers au cours des mois qui précèdent, mais sur la responsabilité des artistes qui auraient porté atteinte au sacré.
La réponse du Ministre de la Culture Mehdi Mabrouk était édifiante : la liberté d’expression et de création artistique ne doit pas porter atteinte à la sacralité. Le Ministre a ensuite annoncé la fermeture immédiate de l’espace d’exposition du Palais Abdelliyya, ainsi que le dépôt d’une plainte contre les organisateurs de l’exposition, qui avaient pourtant recueilli l’autorisation préalable du Ministère de la Culture. M. Mabrouk a ensuite annoncé un nouveau cadre réglementaire en vue d’appréhender la création artistique : la liberté de création demeurera le principe, mais toutes les œuvres produites en Tunisie devront se conformer au respect de la sacralité. En plus de se permettre d’employer le terme « mauvais goût » pour qualifier les œuvres litigieuses, le Ministre s’est empressé d’affirmer que celles-ci avaient franchi une ligne rouge en portant atteinte à la religion. Plus tard, interrogé sur les œuvres en question, M. Mabrouk évoquera des œuvres diffusées sur Facebook mais qui n’étaient pas exposées à la Abdelliyya.
Quant au Ministre des Affaires religieuses Noureddine ElKhademi, il avait clairement outrepassé son rôle la veille des évènements lorsqu’il a dénoncé l’exposition au nom de la religion. Non content d’avoir contribué à inciter à l’assaut criminel contre le « Printemps des Arts », son représentant s’est lancé dans un prêche condamnant les artistes auxquels il a eu l’audace d’attribuer l’origine des troubles.
Censure religieuse et lois mémorielles
En début de soirée, ce fut le tour de Rached Ghannouchi, le dirigeant historique du parti Ennahdha, de s’exprimer. L’intervention télévisée du guide islamiste a confirmé la volonté d’Ennahdha de tirer profit des incidents pour éliminer ses adversaires et justifier de nouvelles restrictions de la liberté d’expression. En effet, après avoir accusé l’ancien parti de Ben Ali et la gauche d’avoir provoqué et instrumentalisé les salfistes, M. Ghannouchi a appelé Abou Iyadh (leader d’Ansar al-Sharia, arrêté en 2003 en Turquie pour avoir organisé l’assassinat du Commandant Massoud en Afghanistan) au calme et au dialogue, alors que la réponse appropriée était l’application de la loi et le démantèlement de ce réseau terroriste. La position conciliante de Ghannouchi s’explique du fait des les liens étroits entre de nombreux leaders d’Ennahdha et la nébuleuse salafiste Ansar al-Sharia. Ce groupe, dont les leaders trainent un passé terroriste, a mené de nombreuses actions violentes depuis sa création en 2011, sans jamais être inquiété par le gouvernement. Au contraire, plusieurs leaders de la « troïka » ont publiquement leur soutien à Abou Iyadh l’année dernière. Parmi eux le député d’Ennahdha Sadok Chourou, le leader du CPR (partit du Président Marzouki) Abderraouf Ayadi et enfin Rached Ghannouchi en personne.
En outre, M. Ghannouchi a lui aussi prôné l’adoption de nouvelles législations incriminant l’atteinte au sacré et restreignant la liberté d’expression. Pour appuyer sa position, le leader islamiste a évoqué les lois mémorielles qui, en Europe, incriminent la négation de certains génocides. Dans le même sens, Rached Ghannouchi a appelé à l’interdiction de tout discours faisant l’éloge du président déchu Zine El Abidine Ben Ali, en réponse à la question du journaliste qui lui avait fait remarquer que de plus en plus de tunisiens déçus par le gouvernement affirmaient regretter le départ du dictateur. Cette interdiction se ferait au nom de la défense de la révolution à laquelle le parti Ennahdha n’a pourtant pas participé. Au bilan, deux nouvelles limites à la liberté d’expression : l’instauration d’un art officiel et l’interdiction du discours « contre-révolutionnaire ». Au même moment, la Cour suprême libyenne abrogeait au nom de la liberté d’expression une loi condamnant l’apologie du régime de Kadhafi.
Du droit de ne pas être choqué
Dans cette bataille contre la liberté d’expression, l’opposition, soucieuse de ne pas s’aliéner l’électorat populaire, n’était pas en reste. Tous, partant d’Ahmed Néjib Chebbi du parti centriste Al Jomhouri, à l’ancien Premier Ministre Béji Caïd Essebsi qui lance son nouveau parti, se sont défendus de vouloir justifier l’atteinte au sacré. A l’unanimité il a été déclaré qu’il était inadmissible de heurter la sensibilité du peuple tunisien musulman. Cependant, l’opposition, à défaut de défendre la liberté d’expression, a cherché à soutenir les artistes en affirmant, à raison, qu’en l’espèce les œuvres litigieuses ne portaient aucunement atteinte au sacré. En effet, les tableaux et installations en question tournaient en dérision l’extrémisme religieux et en particulier l’idéologie salafiste, mais ne constituaient pas d’atteinte manifeste à la religion. Néanmoins, l’opposition a commis une grave erreur en se plaçant sur le terrain de l’excuse plutôt que sur le terrain du rationalisme et de la défense inconditionnelle de la liberté. Le raisonnement des leaders politiques tous partis confondus, implique que si les œuvres litigieuses avaient véritablement porté atteinte à certaines convictions religieuses ou morales, il aurait été justifié de les condamner et d’exercer une censure. Or, le rôle du droit n’est pas de ménager les susceptibilités individuelles ou collectives, mais bien de garantir le respect de la liberté de chacun. D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Handyside c./ Royaume-Uni a précisé à juste titre en 1976 que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou différentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population ».
Outre l’atteinte aux libertés que constituerait l’exercice d’une censure sur le fondement de la religion ou des bonnes mœurs, nul ne semble entrevoir la question essentielle de la légitimité de l’Etat en matière d’appréciation du discours ou de la création artistique. Selon quels critères cette censure s’exercerait ? Qui définirait les « lignes rouges » à ne pas franchir ? Octroyer ce type de prérogatives à une autorité publique, fût-elle démocratiquement élue, serait extrêmement dangereux, en ce que cela ouvrirait la porte à l’arbitraire mais aussi à l’avènement d’une culture et de doctrines officielles qui pourraient évoluer au gré de la couleur des futures coalitions gouvernementales. Il serait en effet inadmissible de permettre à la majorité ou à ses représentants de censurer les discours, les œuvres et les idées qui, à un moment donné, seraient contre-courant. Outre le fait que la religion, parfaitement enracinée dans le cœur et l’esprit des croyants, n’est nullement menacée en Tunisie et n’a certainement pas besoin que l’Etat vole à son secours, l’admission de la censure ouvre la porte à l’interdiction à l’avenir de toute opinion dissidente, subversive, et à l’oppression de l’individu et à l’écrasement de l’originalité.
La liberté d’expression au service de l’Islam
Enfin, la mainmise de l’Etat sur la définition des dogmes religieux et son contrôle sur la pratique et l’interprétation de l’Islam aurait pour principal effet de nuire à la religion. En effet, la séparation du droit et de la religion est un impératif dont la mise en œuvre permettrait avant tout d’éviter qu’une minorité de bureaucrates ou de dignitaires religieux, voire une majorité démocratiquement élue, puisse imposer son interprétation de l’Islam à l’ensemble des croyants. Le Prophète Muhammad avait pourtant prévenu les croyants que son peuple serait divisé en 72 sectes, et qu’une seule d’entre elles détiendrait la vérité. Qui peut aujourd’hui prétendre qu’il est l’unique dépositaire de cette vérité ? Outre les différentes grandes écoles théologiques musulmanes, la communauté des musulmans est traversée par une infinité de subdivisions, de groupes adoptant des interprétations divergentes. Le conseil le plus sage pour les musulmans serait sans doute de respecter la parole d’Allah selon laquelle « Ne dites pas ceci est interdit et ceci est permis » et d’ajouter dans le Coran « Nulle contrainte en religion ». La foi, la conviction et l’interprétation doivent demeurer dans la sphère individuelle et nul, y compris l’Etat, n’a de légitimité pour exercer un contrôle sur les convictions des croyants et des non-croyants.
Les courants islamistes revendiquaient à l’époque de Ben Ali, lorsqu’ils étaient plus vulnérables et opprimés, la liberté d’exercer leur culte comme ils l’entendaient. Aujourd’hui en position de force, ils rejettent la liberté pour imposer leurs dogmes et leurs doctrines à l’ensemble des Tunisiens. La liberté de culte ne les concernerait donc plus… Or, la doctrine qu’ils veulent imposer opprime avant tous les musulmans de Tunisie dont la culture religieuse diffère considérablement de celle véhiculée par ces « islamistes » fortement influencés par le hanbalisme et le wahhabisme venus d’Orient.
Il faut cesser d’envisager la liberté de culte et de conscience dans un rapport croyants/mécréants. Il faut commencer par accepter la liberté au sein-même de l’Islam. Ce n’est que lorsqu’on aura admis qu’un musulman peut forger ses convictions librement et se prévaloir dans la sphère individuelle de ses propres interprétations et pratiquer le culte selon ses propres traditions, que la liberté pourra s’affirmer à l’égard de tous, musulmans ou non. Au service de l’Islam, mais surtout au service de chacun, il est impératif de suivre la recommandation de feu Mohamed Charfi : « Libérer l’Islam de l’Etat et l’Etat de l’Islam ».