C’est une chose fréquente : les noms que l’on connaît trop
finissent par effacer l’œuvre à laquelle ils renvoient, n’en évoquant plus que
la caricature ou le fantasme alors que les œuvres véritables s’enfoncent dans
l’oubli, s’effacent. Il en est de Matisse comme de Picasso et quelques autres :
se sont les reproductions glacées de quelques images cultes qui surnagent dans
notre mémoire, ce sont des traits distinctifs portés par le langage comme
autant de mots clefs. Ainsi, ne voit on plus Matisse, comme on ne voit plus
Picasso, l’œil encombré par la marque déposée, par les posters de chambres
d’hôtel, par les exercices d’écoliers qui en font un modèle, l’esprit assoupi
par le sentiment de connaître, d’avoir classé l’affaire. D’une certaine
manière, le nom cache l’œuvre derrière lui, la relègue. Et l’on est trop avides
de nouveautés, de surprises pour porter un regard neuf sur ce qui semble
entendu : « Une tête, tout le monde sait ce qu’est une tête »,
dira Breton. Et pourtant. Aussi, chaque nouvelle rencontre avec l’œuvre (avec
les œuvres, véritablement), est l’occasion d’une véritable émotion, d’un
véritable plaisir, d’une redécouverte. Je suis revenu souvent pour ma part à
Matisse, mais non pas comme à une fréquentation devenue familière, une source à
laquelle on va puiser sûrement (Je ne me souviens, à y réfléchir, pas qu’il ait
été pour moi une référence de travail). Plutôt à quelque chose
d’irréductiblement étonnant, singulier, comme une puissance solaire qui me
laissait perplexe. Cette puissance émotionnelle, elle la doit pour moi à
l’improbable conjonction d’une forme de naïveté ou de fraicheur enfantine et
d’une grande élaboration. A un mélange de désinvolture courbe, presque de
nonchalance, de plaisir coloré, et à une subtilité d’accords, de structure. A
vrai dire, je n’ai jamais vraiment réfléchi sur Matisse : les œuvres
étaient là, dans leur vivacité indolente, comme un bonbon sur la langue. On a
trop souvent retenu en lui l’expression bourgeoise d’un bonheur détaché des
bruits du monde, fait de luxe, calme et voluptés pour pouvoir déceler
l’inquiétude, le combat continu, les audaces. Et cela va aujourd’hui de soi, un
Matisse, aux yeux de la plupart.Un des grands mérites de l’exposition Paires et Séries qui se tient en ce moment au Centre Pompidou,
Paris, c’est de présenter l’œuvre par la recherche qui l’anime, les reprises et
les hésitations, le doute et l’insistance de l’artiste à questionner la
peinture elle-même, par delà le sujet. Peindre simultanément, ou à peu près, deux versions d’un même tableau
marque pour moi la fin de la modernité, le passage vers le contemporain – je
m’emporte un peu. Du moins, c’est un symptôme de ce changement à venir :
ce n’est plus l’élan des avant-gardes avec leur confiance aveugle, impétueuse
mais l’insinuation d’un relativisme et encore une fois, d’un doute. C’est
l’impossibilité de choisir, de recouvrir l’un par l’autre et ainsi de
l’affirmer, c’est s’en remettre à la multiplicité, à la coexistence. Et dans ce
mouvement, l’œuvre perd de son affirmation auratique pour apparaître comme un work in progress, un impalpable qui se
cherche. C’est un peu comme si l’œuvre, ce morceau compacte conquis, se
dédoublais sur elle même, échappait à sa définition, se troublait. Bien
entendu, il ne s’agit pas de s’en remettre à une version rétrospective de
l’histoire caricaturant les situations, mais il me semble tout de même que, si
les multiples tendances qui animèrent la première moitié du XXème siècle ne
furent pas si strictement successives, existait encore cette foi en le progrès
qui dégageait une direction, une dynamique. Et il me semble que cette dynamique
à laissé place aujourd’hui à davantage de confusion. Je sais là ce qui ne se dit pas et qui est le travail du regard, son
exaspération, son obstination, la fatigue de l’œil à jauger chaque accord, les
moments où on ne voit plus, l’acharnement désespéré à y revenir, la difficulté
à déterminer un accord stable sur lequel appuyer le reste. Constater le
décollement du tableau en doubles ou en multiples variations est affronter un
véritable abîme. Ce que pressent certainement Matisse et qui anime son désir
revendiqué d’harmonie, c’est peut-être cette fuite de cet absolu du tableau
unitaire semblable à la fuite du récit univoque en littérature. Tout à la fois, passer d’une version à l’autre est une manière de
s’appuyer sur ce qui a été fait et de le mettre en crise ailleurs pour tenter
d’aller plus loin. Vers cet horizon qu’on ne sait situer mais qui s’observe à
force de répétitions. On peut y voir comme une préfiguration de nos pratiques
assistées par ordinateur lorsque d’un document source on fabrique plusieurs
versions diversement retouchées, s’offrant même parfois le luxe de tentatives
les plus expérimentales sans pour autant perdre le repère que forme la première
version.Bien sûr il n’a pas le choix lorsqu’il multiplie les pistes, les
compositions : c’est l’exigence qui parle, c’est la curiosité aventureuse
et infatigable qui l’anime. Sans doute est-ce cela : constater un jour
comme chaque chose sous le regard échappe, que le travail du regard n’en fini
pas de moduler le réel et que le tableau est le lieu où ce réel se module. Bien
sûr il y a là un phénomène d’abstraction, le réel n’étant plus perçu par les
usages que l’on en fait, de manière pragmatique, mais comme ce avec quoi
commerce l’œil. Au terme d’un travail d’ajustements des formes et des couleurs,
les objets jouant comme prétexte, comme suggestions pour des gestes, Matisse
peut dire : « je me crois arrivé au bout de ce que je puis faire dans
ce sens abstrait – à force de méditations, de rebondissements sur différents
points d’élévation, de dépouillement ». On pourra dire aussi l’influence du jazz, l’exercice d’interprétation
et réinterprétation qui le caractérise et comme cette manière de multiplier les
variations, les versions n’a manifestement pas laissé l’artiste indifférent.
Tout cela lié à la pratique des papiers découpés et à la liberté à la quelle
sont alors sujettes les formes vis à vis du fond sur lequel littéralement elles
dansent.Les tableaux, dans leurs paires ou leurs séries donnent au final à voir
combien plusieurs tableaux sont possibles en un seul, comme un choix de couleur
ou de traitement fait basculer l’ensemble. Ils placent ceux qui les regardent
devant cet abîme de choix déterminants, de possibles et donc de doute au cœur
duquel le peintre se place lorsqu’il envisage, aussi simplement qu’il y
paraisse, un tableau.Image : Matisse, nature morte espagnole. Musée de l'Ermitage.