Délits d’Opinion : Comment expliquez-vous l’abstention massive à l’occasion de cette élection législative ?
Jérôme Sainte-Marie : « Le fort taux d’abstention mesuré lors des deux tours de l’élection législative s’explique par deux grands types de raisons. Tout d’abord c’est une tendance de fond qui pèse sur la vie politique et fait état d’une moindre mobilisation des électeurs. Cette élection se situe ainsi dans la continuité des scrutins intermédiaires précédents, tous ayant connu des records de non-participation. Pour certaines élections on a même franchi la barre psychologique de la majorité absolue d’abstentionniste (élections européennes de 2009 et régionales de 2010) ce qui apparait profondément préoccupant.
Face à ce mouvement, seule l’élection présidentielle semble tenir bon dans la mesure où l’élection municipale a elle aussi tendance à succomber à cette abstention massive. Pour expliquer ce premier facteur on peut avancer l’hypothèse d’une moindre participation des Français à la vie politique dans la mesure où ils estiment chaque jour un peu plus que la politique n’est plus en mesure de changer les choses ou que l’alternance n’est pas tellement impactante. De cette tendance nait une véritable sociologie de l’abstention si bien que lors des élections législatives, les partis les plus exposés sont ceux qui prônent le « hors-système ».
La seconde logique est de nature institutionnelle puisque l’abstention semble être le fruit amer du quinquennat et du changement de calendrier électoral. La séquence de quatre scrutins, débutée fin avril et achevée dimanche soir, agit en trompe l’oeil dans la mesure où les Français estiment que c’est au soir du second scrutin (2e tour de l’élection présidentielle) que les dés ont été jetés. Ce phénomène d’usure constaté s’explique aussi par le fait que les Français se sentent dépossédés du scrutin dans la mesure où les médias et les sondages semblent conforter le pouvoir nouvellement élu. Pour illustrer cette idée, le souvenir de la forte participation au soir des législatives de 1997 atteste de la force d’un scrutin isolé par opposition à des scrutins qui s’enchainent. En 2012, la victoire annoncée des socialistes, largement anticipée dans les média, a eu pour effet de démoraliser le camp vaincu tout en favorisant le vote utile à gauche ».
Délits d’Opinion : A droite, l’UMP a été largement défaite alors même que Nicolas Sarkozy n’était plus là. Comment analysez-vous cette défaite ?
Jérôme Sainte-Marie : « Il est important de bien distinguer deux choses. D’un côté, les Français ne sont pas forcement opposés à l’idée même de cohabitation quand ils la vivent mais ils n’ont jamais exprimé clairement cette envie. En 2012, les Français ont préféré la logique de confirmation à la logique de coexistence ou de rééquilibrage qui était proposée par l’UMP et ses alliés. Ce constat était de la même nature en 2007 lorsque la Gauche avait été très largement distancé à la suite de la victoire de Nicolas Sarkozy ; l’effet de souffle avait joué à plein. En 2002, le scénario avait été différent mais la conclusion du même ordre. En effet, Jacques Chirac, en réalité très mal élu après avoir récolté moins de 20% au premier tour, avait pu bénéficier d’une large victoire lors des législatives (365 députés). Aux yeux des Français, le soutien d’une majorité présidentielle pour le pouvoir en place est avant tout un gage d’efficacité. Enfin, on retiendra que le slogan porté par Nicolas Sarkozy : « La France forte » a sans doute joué en la défaveur de l’UMP aux législatives dans la mesure où les Français ont été convaincu de la nécessité d’apporter une majorité au nouveau gouvernement ».
Délits d’Opinion : Dans quel état le Front National sort-il de cette large séquence électorale ?
Jérôme Sainte-Marie : « La réponse est en réalité loin d’être évidente. On a tout d’abord un score en très forte progression entre le 1er tour des législatives de 2012 et celle de 2007 (+9 points, 13,6%) même si l’on est encore en deça du 1er tour du FN lors des élections législatives de 1997 (14,94). De plus, le nombre de triangulaires et de maintiens au second tour n’est pas particulièrement élevé au niveau national (2 fois moins qu’en 1997). Enfin, cette élection a rappelé le fort contraste qu’il existe au niveau de l’implantation locale du parti. Si certaines zones comme le Sud-Est et l’Est de la France ou certains bastions du Nord ont permis au FN de réaliser des scores parfois supérieurs à 30% au 1er tour, le parti de Marine Le Pen est encore aujourd’hui pratiquement absent de nombreux départements.
Au terme de ces élections législatives, l’image qui ressort c’est la clivage fort entre un FN du Sud, toujours fortement implanté et aujourd’hui vainqueur dans certaines circonscriptions, et celui du Nord qui n’est pas parvenu à remporter le moindre siège même si certains batailles ont été perdues de peu comme à Hénin-Beaumont. On observe ainsi que le le lépénisme historique fonctionne encore très bien dans le Sud, là où la logique de confrontation avec l’immigration maghrébine est forte et où l’islamophobie draine des soutiens. A l’inverse, dans le Nord, le FN qui ambitionnait de devenir le porte-drapeau de la classe ouvrière paupérisée, ce « marinisme » n’a pas réussi son pari malgré des percées notables. Ces quelques victoires symboliques qui lui ont échappé pèseront sans doute plus lourd que l’on ne peut penser dans la stratégie du FN de demain dans la mesure où le Front National qui gagne reste le FN historique, celui qui se place aujourd’hui dans une logique de choc des civilisations. Cependant, le FN va poursuivre son aventure nationale malgré ses échecs, parce que c’est dans les régions en voie de désindutrialisation que le parti pourra conquérir de nouveaux électorats, notamment lors des prochaines élections municipales où le spectre de 1983 avec les listes communes pourrait ressurgir.
Délits d’Opinion : Le défaite de Bayrou indique-t-elle un renforcement du bipartisme ?
Jérôme Sainte-Marie : « Cette élection a tout d’abord démontré qu’en dehors des deux principaux partis, seuls le Nouveau Centre et EELV étaient en mesure d’obtenir un véritable groupe au Parlement. Pour les autres, y compris le Modem, cela semble hors de propos. Ce constat démontre bien que seules les formations qui ont su mettre en place une véritable stratégie électorale aux côtés des grands partis républicains ont une chance d’exister politiquement à l’Assemblée nationale. Ceux qui ont refusé ces alliances « inégales », comme le FN ou le Front de Gauche n’ont pas réussi à s’inviter à la table des grands partis, barrés par eux dans presque toutes les circonscriptions. Le cas du Modem semble lui encore plus préoccupant dans la mesure où il a été déserté par les électeurs dès le 1er tour des législatives (1,76% pour le CEN). Cette déroute démontre que les Français n’ont pas saisi la pertinence du message de François Bayrou même si ce dernier était parvenu à réaliser un score tout à fait honorable au 1er tour. Ainsi, après la présidentielle, on a pu noter un clair manque de soutien pour François Bayrou ; ce qui confirme une vraie crise de l’idée centriste en France.