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De temps à autre, Jean Hatzfeld oublie son point de vue de grand reporter pour basculer dans la liberté et la subjectivité du roman. La ligne de flottaison, livre hanté à l’excès par les questions que le journaliste se pose à lui-même, n’avait qu’à moitié convaincu. Mais il mettait déjà en scène le Frédéric de Où en est la nuit, mieux ancré sur un terrain familier à l’écrivain. Il est près de la frontière entre Éthiopie et la Somalie, sur une ligne de front animée par des combats sporadiques qui justifient sa présence.Frédéric n’est pas venu là en coup de vent pour recueillir quelques vagues impressions et trois déclarations. Il prend le temps de ne rien faire, ou plutôt de s’intégrer à la population de l’oasis où il a été logé. Il aide les femmes à puiser l’eau, il harnache des chameaux. Son désœuvrement n’est pas improductif : « il savait par expérience que, même si son séjour dans l’oasis tendait à la villégiature et si ses expéditions sur le front se répétaient, ce temps ralenti des derniers jours, lorsque l’attention relâchée s’en remet aux aléas du hasard, peut capter des détails décisifs pour un reportage. »S’il a envie de prolonger son séjour, c’est aussi et surtout parce qu’il a rencontré Ayanleh Makeda. Aujourd’hui militaire comme les autres, il a été champion olympique du marathon. Il vivait à Paris où il appartenait, avec d’autres vedettes internationales, à l’Ishim Athletic Club monté par un milliardaire kazakh, Nathan Ossipovnitch. Puis Ayanleh a disparu de la scène suite à un contrôle anti-dopage et on n’a plus jamais entendu parler de lui. Pour Frédéric, qui s’intéresse autant au sport qu’à la guerre, peut-être parce que le sport mime la guerre en temps de paix, retrouver l’homme qu’il a vu gagner à Pékin est un hasard extraordinaire.Intrigué par le destin d’Ayanleh, Frédéric part à la recherche de son épouse Tirunesh, la déniche dans un bar huppé d’Addis-Abeba, gagne sa confiance et lui fait raconter comment le marathonien a accédé à la gloire avant sa chute. La curiosité pousse Frédéric plus loin, sur la piste de l’ostéopathe qui s’occupait du sportif et qui a été elle aussi écartée du noyau de l’équipe…On est loin des intrigues guerrières qui avaient amené Frédéric sur le front. La question du dopage conduit le journaliste à comprendre, grâce aux explications de spécialistes, comment fonctionnent les équipes d’athlètes africains, à évoquer et à nuancer la rivalité traditionnelle entre Éthiopiens et Kényans, à sonder les motivations des uns et des autres pour établir les différences entre un Haile Gebreselassie courant pour le pouvoir de l’argent et la manière dont Ayanleh Makeda traverse l’espace dans un mouvement dont il a besoin… Le tout avec, en fond de tableau, la figure mythique d’Abebe Bikila, vainqueur des marathons olympiques de Rome et de Tokyo, héros national.Les « fanas d’athlé » (comme on dit à la télé) se régaleront. Les autres lecteurs ne devraient pas être en reste. Où en est la nuit vaut en effet davantage par sa face humaine que par les médailles et les records. Jean Hatzfeld explore un cas très particulier, mais il y met toute la charge affective avec laquelle Frédéric, son personnage principal, entreprend ses reportages. Mené cette fois sur une route qui l’éloigne des combats, bien qu’il y soit plusieurs fois ramené malgré lui, le journaliste alterne le rythme d’une caravane chamelière avec celui d’un champion. Les autres protagonistes d’un drame adouci par l’acceptation du destin sont des êtres d’exception qu’on prend plaisir à côtoyer. Ayanleh et Tirunesh, bien sûr, mais aussi Hanna, l’ostéopathe. Le romancier a peut-être sué comme un marathonien, mais le résultat est à la hauteur des efforts consentis.