« Nous avons brisé ce plafond de verre, nous faisons entrer 3 députés qui vont représenter chacun 1 million d’électeurs [à l'Assemblée Nationale] ». Ainsi s’est exprimée Marine Le Pen dimanche, au soir du second tour des élections législatives qui ont vu son parti retrouver une présence parlementaire. Dans ces mots une expression singulière : le « plafond de verre ». Ce n’est pas la première fois qu’on l’entend dans sa bouche : c’est même un classique du vocabulaire mariniste de ces derniers mois, au moins.
Le problème peut s’exprimer de différentes manières, mais il est ancien : celui de la représentation à l’Assemblée Nationale du Front National, régulièrement doté d’un nombre de députés tout sauf proportionnel à son nombre de voix. Deux causes sont régulièrement imputées à cet état de fait : le mode de scrutin, uninominal, qui favorise les grands partis à la différence de la proportionnelle, et le principe du « cordon sanitaire » ou du « front républicain », qui voyait jusqu’à cette année les partis « républicains » s’entre-désister et se soutenir systématiquement au deuxième tour pour « faire barrage » au FN. Cette double contrainte, constitutionnelle et politique, est dénoncée de longue date par le Front National. Mais sous une forme qui a évolué.
Car autant le terme de « plafond de verre » est ancré dans le langage de Marine Le Pen, autant il me semble étranger à celui de son père. Chez Jean-Marie Le Pen, la critique de cette situation passait par le langage complotiste et extrémiste (dénonciation, donc, d’un « complot » ou encore de méthodes « staliniennes » comme au soir du second tour de 2002). Il faisait également régulièrement référence à la « diabolisation » injuste frappant son parti. Ces termes ne disparaissent pas de la bouche de sa fille ; mais ils se complètent d’un concept – le plafond de verre – qui relève d’un horizon idéologique bien différent.
C’est peu dire que cette expression n’appartient pas au vocabulaire de l’extrême-droite : désignant les blocages invisibles empêchant certaines catégories de population (les femmes en particulier) de s’élever dans la hiérarchie d’une organisation ou d’une société, elle s’inscrit d’abord dans le cadre de la lutte contre les discriminations, et donc dans un champ de réflexion (féminisme, anti-racisme, progressisme …) qui est a priori strictement opposé au Front National et à ce qu’il représente. Un champ de réflexion qui s’intéresse à ce que l’on considère d’ordinaire comme le camp des victimes de l’injustice, et donc d’une certaine manière le camp du bien. Soit l’inverse de l’extrême-droite.
Quand Jean-Marie Le Pen en appelait à la « diabolisation » ou au « complot » pour dénoncer l’injustice subie par le FN, il cantonnait, sémantiquement et conceptuellement, son parti à un purgatoire infréquentable. Nier à tue-tête que son parti soit « diabolique », c’est accepter que le débat se pose sur ce seul terrain, et c’est donc d’une certaine manière accepter ladite diabolisation. En utilisant au contraire un concept renvoyant à la sociologie de gauche et à la lutte contre les discriminations, Marine Le Pen déplace le débat sur une nouvelle question : les électeurs FN sont-ils eux aussi une minorité discriminée, comme les femmes, les homosexuels ou les Français « d’origine étrangère » ?
Ce glissement de sens est d’autant plus intéressant qu’il rejoint un changement plus général au sein de la droite dure (de la droite dite populaire au FN à proprement parler). L’extrême-droite / droite extrême new look a observé ses ennemis et appris à retourner leur langage et leurs méthodes à son avantage. C’est ainsi qu’Eric Zemmour ne se plaint pas du trop grand nombre de Noirs ou d’Arabes, mais condamne la stigmatisation de « l’homme blanc » pour attaquer Christiane Taubira. C’est ainsi aussi que Claude Guéant, après sa sortie sur les civilisations qui « ne se valent pas », prend la posture de la victime contre Serge Letchimy. Une sorte de judo idéologique, dans la lignée de la vieille accusation de « racisme anti-blanc », qui brouille et inverse les repères habituels : le partisan de Marine Le Pen devient un individu discriminé parmi d’autres, et même plus à plaindre que ses camarades d’infortune femmes, « immigrés » ou homosexuels, car eux bénéficient du soutien des médias et de la bien-pensance !
Le travail de normalisation du Front National dépasse donc de loin la seule féminité blonde de Marine Le Pen et de sa nièce : il passe par un travail méticuleux sur les mots et les idées que l’on aurait tort de sous-estimer. Un travail qui appelle sans doute un aggiornamento de même ampleur du côté de ses adversaires idéologiques, qui risquent sinon de lui répondre, de plus en plus, dans le vide.
Romain Pigenel
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