« Les artistes sont comme des animaux, rares, que les hommes exterminent. L’artiste est un homme qui a quitté le royaume des hommes. »
« J’ai toujours aspiré à la simplicité de l’animal, mais j’ai toujours échoué sur la grève de la duplicité humaine. »
« L’aphorisme est un manuscrit chiffonné, un ricanement dans la corbeille à papier. »
La plupart de ces pensées concernent l’art – la peinture et la sculpture bien sûr, mais aussi la littérature ou la musique – et, de manière plus générale, la place de la culture dans les sociétés modernes, en Autriche en particulier. Günter Brus a reçu les plus grandes distinctions autrichiennes, à savoir le Grand Prix de l'État autrichien en 1996 et le Prix Kokoschka en 2004. Dans les années soixante, pourtant, son œuvre fut jugée si scandaleuse que la presse autrichienne le désigna en 1968 comme l’Autrichien le plus haï. Günter Brus fut l’un des fondateurs de l’Actionnisme viennois et l’un de ses plus éminents représentants. L’Actionnisme consistait à utiliser le corps comme support artistique :
« L’actionnisme est une forme désespérée du métier de comédien. »
La sculpture a pour principal inconvénient d’être figée. L’artiste se fait comédien et utilise son corps plutôt que le marbre ou le bronze pour que l’art et la vie se rejoignent enfin dans la réalisation d’une performance :
« L’homme est une sculpture, recouverte de peau. »
La particularité de Günter Brus estd’utiliser son corps pour en montrer la fragilité et l’importance :
« Notre propre corps est un poème qui parle de la mort de la matière. »
Les performances de Günter Grus sont extrêmes : au cours de Kunst und Revolution, il boit son urine, recouvre son corps de ses propres excréments (« Si l’on n’est pas obligé d’en respirer l’odeur, on peut trouver que la merde a une belle couleur ») et se masturbe en chantant l’hymne nationale autrichien, ce qui lui vaudra une condamnation à six mois de prison et un exil en Allemagne. L’art, selon Brus, est provocateur ou il n’est pas :
« Un art qui cesse d’être outrage à la pudeur n’est pas de l’art. »
L’artiste doit bousculer les conventions et les tabous, les interroger et pousser le spectateur dans ses retranchements pour le forcer à penser :
« L’homme du commun est le crétin général, le jus dont on remplit le gros stylo. Tout homme normal est un idiot embauché par Dieu pour son industrie imbécile. »
Provoquer, c’est s’exposer. Faire de sa propre chair une matière aussi malléable qu’une autre, c’est se mettre en danger. En 1970, Günter Brus réalise à Munich Zerreißprobe, Tentative d’auto-déchirement. À genoux, en porte-jarretelles, il s’ouvre les jambes sur toute leur longueur avec un rasoir et s’ouvre ensuite le crane… Cette performance faillit lui coûter la vie, ce sera sa dernière.Il se consacre alors au dessin, à l’écriture et à un nouveau genre mêlant les deux précédentes activités : les images-poèmes. Les images-poèmes ne sont « ni des textes illustrés, ni des images assorties de texte », mais « quelque chose de l’ordre de l’illumination totale ». Comme il le fait volontiers remarquer, les images-poèmes ne sont pas des inventions, mais des formes d’expression ancestrales qu’il n’hésite pas à comparer aux hiéroglyphes :
« Ce sont bien les Égyptiens qui ont mis au jour, ou plutôt au tombeau, les images-poèmes les plus intenses. »
Günter Brus est fasciné par les formes artistiques primitives et c’est pourquoi il se réfère bien souvent à l’art rupestre, à l’art primitif et, bien entendu, à l’art égyptien. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y a aucune rupture dans les travaux de Brus, mais bien une continuité sur laquelle l’artiste s’exprime :
« Je n’ai jamais rien eu contre le dessin, contre l’écriture. Mon corps essayait de s’exprimer comme un hiéroglyphe. »
Pour l’artiste autrichien, la sculpture, la peinture, le dessin et l’écriture ne sont pas des arts distincts les uns des autres et tout son travail consiste à les fusionner. L’art n’est pas décoratif, il est discours sur le monde. L’art pour l’art est une supercherie, l’art est interprétatif. Brus rejoindrait ainsi la célèbre thèse d’Arthur Danto selon laquelle l’art est assujetti à la philosophie. Lui-même affirme d’ailleurs que ses œuvres donnent davantage à lire qu’à voir, que ceux qui y voient un intérêt plus esthétique que réflexif se trompent. L’objection traditionnelle à cette manière de concevoir l’art consiste à affirmer que cet assujettissement à la philosophie est le propre de l’art contemporain qui, de ce fait, serait moins accessible que l’art traditionnel.
« Le chauffeur de taxi dit : “Avant l’art était plus facile à comprendre pour le peuple.” Ma réponse : “Je doute qu’un seul de vos ancêtres ait jamais dîné avec des cardinaux ou des princes. Et dans une église, vos ancêtres ne révéraient sans doute que la représentation d’un saint, pas la qualité picturale de la figure.” Il ne m’a pas compris. J’aurais certainement dû m’exprimer de façon plus simple, disons plus populaire. »
En réalité, l’art est aujourd’hui plus accessible que jamais au grand public. Les œuvres sont souvent la propriété des musées et non plus exclusivement celle de grands collectionneurs. Placées dans les musées, c’est leur intérêt pictural qui est mis en valeur, pas leur intérêt éducatif ou laudatif. Il est vrai que l’art est difficile à comprendre parce qu’il exige un effort ; sa fonction n’est pas décorative. La beauté d’une œuvre ne fait pas son intérêt. N’importe quel objet peut être beau, il n’est pas pour autant artistique. L’art a pour fonction de donner à penser, cela a toujours été le cas et c’est pourquoi il est illégitime d’opposer l’art ancien et à l’art actuel. Günter Brus est un ardent défenseur de l’institution publique ou privée. L’art s’adresse au peuple, pas à quelques privilégiés :
« Les collectionneurs sont des prédateurs édentés [qui] n’ont pas de chez-soi en eux. »
Il n’y aucun angélisme chez Günter Brus et sa critique des institutions, notamment des galeries, est virulente. Le marché de l’art n’échappe pas à sa hargne. La rapacité des marchands et des artistes l’écœure :
« Un artiste avait exposé un dessin au feutre dans la vitrine d’un magasin d’objets d’art. Au bout de quelques semaines, on ne distinguait plus que sa signature et le prix de l’œuvre, que le maître avait inscrits à l’huile. »
Brus n’admet pas que l’art puisse être parfois si artificiel. Rien ne l’agace plus que certains mouvements comme l’arte povera ou certains peintres comme Paul Klee dont l’œuvre, écrit-il, n’est qu’un « barbouillage merdeux ». Tout au long de Pictura jacta est !, l’artiste excelle dans les exercices de détestation : certains peintres, sculpteurs, écrivains et musiciens sont les malheureuses victimes de son ire, comme Janáček qualifié de « trompette à prépuce ». Brus se prête aussi à des exercices d’admiration : Robert Walser, Antonin Artaud ou Baudelaire (« un écrivenin ») sont loués, au même titre, en peinture, que William Turner (« [qui] peignait des partitions de Debussy »), Gauguin, Schiele ou Friedrich dont le génie fut de réussir à peindre « la glace plus froide qu’elle ne l’est ».
Il est impossible, en quelques lignes, d’évoquer tous les sujets abordés par Günter Brus. Qu’il parle d’architecture, de cinéma, de critique ou de quoi que ce soit d’autre, c’est toujours avec esprit et mordant. Son écriture, comme ses performances, comme ses images-poèmes, est une perpétuelle provocation. Écrire sous forme d’aphorismes, c’est en effet pousser le lecteur dans ses derniers retranchements et à lui faire faire un effort interprétatif. Günter Brus est un artiste de l’énigme et sans doute aurait-il été d’accord avec Nietzsche lorsque ce dernier écrivait :
« Dans des livres aphoristiques comme les miens se cachent derrière et entre de courts aphorismes toutes sortes de choses interdites et de longues chaînes de pensée : s’y mêlent aussi beaucoup de questions qui pourraient offrir suffisamment d’intérêt pour Œdipe et son sphinx. Je n’écris pas de traités : ils sont pour les ânes et les lecteurs de journaux. »
Günter Brus, Pictura jacta est ! Traduit par Hélène Thiérard et Catherine Henry. Éditions Absalon. 22,5 €