Bien obligé de rejoindre Gerhard Richter sur ce point : la
peinture aujourd’hui n’a rien perdu de son actualité. « Elle fait partie
des aptitudes humaines les plus fondamentales, comme le chant ou la danse, qui
ont un sens, qui demeurent en nous, comme quelque chose d’humain ». Tout
autant, elle est chargée d’histoire, ce qu’elle ne peut ignorer. Alors elle
aurait à travailler sur l’histoire tout autant que l’histoire travaille en
elle. Et on le sait, l’histoire travaille à plusieurs niveaux : pour un
peintre d’abord peut-être l’histoire de la peinture elle-même, ou plus
vastement l’histoire de l’art. Cela passe par l’histoire des manières liée à
l’évolution des techniques et notamment à l’invention, au milieu du XIXème
siècle, de la photographie. Mais aussi par l’histoire des sujets et les figures
tutélaires dont les œuvres rayonnent comme des phares. Ensuite, vient
l’histoire des Hommes et comment elle nous rejoint particulièrement. Enfin,
viendrait l’histoire personnelle et intime, individuelle, qui n’est jamais
totalement disjointe des autres. En réalité, Gerhard Richter n’a de cesse de
mêler tout ces niveaux, abordant tantôt un aspect, tantôt un autre, les
confrontant ou s’en jouant au nom d’une liberté conquise. C’est d’abord avec une peinture au réalisme photographique emprunté à
l’imagerie de presse qu’il se fera un nom au début des années soixante
dessinant avec Polke et quelques autres une sorte de pop allemand, plus proche
des Car Crashes de Warhol que de ses Marilyn. C’est le gris qui domine, dans ces
images agrandies à l’épiscope ou par la mise au carreau et qui souvent
conservent les marges blanches et les légendes des pages de magasines qu’elles
prennent pour référence et sujet. Mais déjà sont présentes les séductions du
réalisme photographique flouté pour estomper la touche. L’esthétisme du flou et
sa sensualité sont portés à leur comble
dans son célèbre nu sur un escalier
qui, tout en proposant un clin d’œil à l’œuvre de Duchamp, affirme le plaisir
rétinien de la peinture et donc une volonté non pas de rupture à la manière des
avant-gardes, mais de prolongation d’une certaine histoire classique. Cette histoire de la peinture, il l’abordera de plusieurs
manières : l’une plutôt frontale et anecdotique lorsqu’il reprend une
composition de Titien ou quelques détails de drapés en leur appliquant sa
méthode réaliste, plate et floue ; l’autre plutôt comme un arrière fond
lorsqu’il réalise de grands paysages champêtres qui ne peuvent échapper à
l’antériorité historique et contaminante du romantisme allemand. Car ces
grandes toiles de mer, de montagne ou de campagne, avec leur rendu
atmosphérique, le regard contemplatif auquel elles renvoient, évoquent
forcément quelques scènes épurées de Friedrich, quelques paragraphes de Kant
évoquant le sublime. C’est comme si dans cette série, Richter cherchait à
vérifier la prédominance de la culture dans notre façon d’apprécier les images
ou l’impossibilité d’échapper à cette tournure du regard. Natures mortes au
crâne ou à la chandelle, Betty se retournant, sa femme Sabine lisant une lettre
à la manière de la jeune femme de Vermeer, ou portant leur enfant comme toutes
ces Madones italiennes, pouvant être placées entre ces références directes,
citationnelles, et la manière insidieuse qu’à l’histoire des sujets de sinuer
dans la pratique de la peinture elle même. Peut-être, ne peut-on jamais
vraiment faire au fond l’économie de cette relecture active de l’histoire qui
mène jusqu’à nous. Peut-être ne peut-on jamais faire l’économie d’une
généalogie. Ce serait ça « le poids de la peinture ». Est-ce une manière de butée ou le désir de rejoindre un autre continent
de l’histoire de l’art qu’est l’abstraction qui ont fait que Richter délaisse
la figuration anecdotique pour aborder dans les années 70 un langage pictural
plus conceptuel -celui des nuanciers d’abord- puis lyrique ? Grand
écart puisque à l’art figuratif, parfois narratif, succède l’art concret des
rectangles de couleurs disposés selon une trame ou des gris imposant leur
immanence granuleuse puis une abstraction presque gestuelle, du moins lyrique
qui n’est pas sans évoquer l’équivalant allemand là encore de l’expressionnisme
abstrait américain qu’est le néo expressionnisme. Aux petits tableaux léchés,
romantiques et bourgeois succèdent de grandes compositions agressives où le
vert cru déchire des nuées oranges et jaunes dans des virgules chargées. C’est
que l’histoire peut-être s’immisce là encore, mais d’une autre manière. Il ne
s’agit plus de reprendre, agrandis au carreau des escadrons allemands tirés
d’images d’archives, non plus que le motif du salut hitlérien qui hante
l’histoire nationale, mais d’en venir à une peinture qui intègre la laideur, la
dissonance, qui expose sa matérialité viscérale, comme l’aura revendiqué son
compatriote Baselitz. Une peinture qui combat le motif tout en affirmant une
harmonie complexe, torturée. Une peinture qui montre comme « chaque image
est un miroir ». Mais là encore, progressivement, c’est la sensualité qui
prendra le pas sur le mauvais goût : toute une série d’images animées de
raclures, où les couleurs se mêlent lascivement en évoquant tout autant la
matière de la peinture que le lissage photographique se développera comme
autant de variations décoratives et hasardeuses. C’est l’informe de la
contemplation qui maintenant se donne à voir dans sa ductilité. La rétrospective que tient actuellement le Centre Pompidou à Paris
donne à voir ce cheminement, compliqué en réalité de quelques retours où les
styles se mêlent laissant voir un large paysage pictural, conciliant les écoles.
Ressortent ça et là quelques images devenues célèbres, quelques icones au
charme tenace, mais aussi beaucoup de tableaux communs qui, à être mentalement
isolés, en deviennent presque gratuits, pauvre ou gauches, simples gestes
exposant leur manière, leurs séductions. C’est l’ensemble, aussi hétéroclite
soit-il, qui les rattrape, leur donne sens, fait de leur obstination naïve à
peindre joliment une maison, une mère avec son enfant, une photo de famille
ordinaire, un parti pris, une démarche. C’est l’ensemble enfin qui prend
position dans le paysage actuel de l’art. Car ce qui fait la singularité du
travail de Richter, ce n’est pas tant l’hyperréalisme ou l’abstraction
gestuelle que l’écart qu’il y a entre toutes ces tendances et leur manière
parfois de se rencontrer.Richter est postmoderne, il arrive après la photographie, après la
conquête fascinante de la modernité, presqu’après l’histoire, puisque, né en
32, il sera de ceux qui porteront le poids de l’issue tragique qu’aura formé la
génération qui l’a précédé. A une époque qui a perdu son sens et qui invite
alors à les essayer tous, à tâtonner, à briser la ligne. Et d’une certaine manière, avec ses écarts,
ses retours, ses rencontres avec l’histoire, son oeuvre est à l’image du monde
qui l’a engendré, équivoque, multiple, encombré.