Richard Wagner (1813-1883), © Philharmonie de Baden
Il est des œuvres qui, naturellement, sans que l'on y prenne garde, s'imposent à nous, s'inscrivent en nous, se gravent en notre mémoire.... Comme beaucoup de passionnés, j'ai appris ma musique "sur le tas", si j'ose dire... et - si ma mémoire ne me fait pas défaut - j'ai découvert Tristan und Isolde grâce à un enregistrement qui n'avait pourtant rien de mémorable, mais qui, à l'époque, m'a permis d'entrer dans cette musique... Mon premier choc en l'espèce, je le dois cependant à Karl Böhm. 1966... Bayreuth... Le quintette "absolu" : Nilsson, Windgassen, Ludwig, Talvela, Wæchter ! Un choc car, pour la première fois, je ressentais cette musique, je vibrais avec ses personnages... Quelle Brangäne que celle de Christa Ludwig ! Bien sûr, Birgit Nilsson et Wolfgang Windgassen y sont fabuleux ; cependant Ludwig apporte à son personnage une vérité, une justesse de ton inégalées. Une fragilité également, comme si elle était constamment au bord de l'abîme. Toutes qualités qui m'émeuvent bien plus que ce que peuvent donner Malaniuk chez Karajan 1952 (Orfeo, reproduit ci-dessous), ou Fassbænder avec Kleiber (Carlos) 1982... la première peut-être trop distante, la seconde trop soucieuse de sa pureté de ligne ?Tristan et Iseut épiés par le roi Marc à la fontaine, détail d'un panneau de coffret en ivoire, Musée du Louvre
Ah, le cor anglais solo, au début de l'acte III (notre musique d'accueil) ! Ou bien la première rencontre entre Isolde et Tristan (au I)... Leur duo mythique du second acte, naturellement. Ce duo a été sublimé par le couple Flagstad/Melchior en 1936 (photographie ci-dessous)... Écoutez ces voix qui s'élèvent, ces colosses qui surent faire de leur chant une caresse... Certes, je vous l'accorde, c'est plutôt ancien !!! Toutefois, la réédition que j'en conserve (Naxos, reproduit ci-dessous) est parfaite - et par conséquent chaudement recommandée !Kirsten Flagstad & Lauritz Melchior, Met New York 1936
Reconnaissons que, s'il est un opéra qui a eu beaucoup de chance au disque, c'est bien celui- ci. De Reiner (1936) et Beecham (1937) à Barenboim (2007, dans la mise en scène scaligère de Patrice Chéreau), les enregistrements CD/DVD sont nombreux, et très peu d'entre eux, "à fuir"... Si Karajan 1952 reste un modèle, Kleiber (Erich) 1948, Knappertsbusch 1950, Furtwængler 1952, Cluytens 1956, Sawallisch 1957, Solti 1960, Bernstein 1981, Kleiber (Carlos) 1982, Pappano 2005, Belohlavek 2008 sont tous à connaître. En effet, chacun y apporte sa vision, son propre monde, sa profonde personnalité et sa totale cohérence ; sans pour autant perdre le fil rhétorique caractéristique de Wagner, pas plus que la puissance d'un mythe aux accents nietzschéens (1).Karajan 1952, donc... De tous ces enregistrements, voici certainement le plus accompli, non seulement d'un point de vue orchestral, mais aussi par l'état de grâce des chanteurs réunis ! Martha Mœdl en Isolde, Ramon Vinay en Tristan, Hans Hotter en Kurwenal... Je ne sais - mais je le suppose - si c'est le fait d'être capté, ce soir du 23 juillet 1952, en direct de Bayreuth, qui fait que tous se surpassent. Et puis, Karajan n'a jamais été aussi bon que dans les décennies 50-60. Mœdl, dans la parfaite lignée d'une Flagstad mais avec des moyens clairement différents, nous offre pour le coup une Isolde brûlante - torche vive, pour reprendre l'expression consacrée...
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Écoutez de même Cluytens, en 1956, au Staatsoper de Vienne... À l'évidence son Tristan (Rudolf Lustig, plutot fruste et limité en timbre) et son Isolde (Gertrude Grob-Prandl, qui manque elle aussi de projection et dont la tessiture ne correspond pas vraiment au rôle) ne sont certainement pas les meilleurs qu'on puisse y rêver, et ne peuvent en aucun cas prétendre se mesurer à ceux que j'ai déjà nommés. Ils prodiguent cependant - dans la mesure de leurs moyens - une interprétation plus qu'honorable. Mais... la légèreté, l'élégance, la pureté que Cluytens place dans son interprétation, les timbres subtils qu'il tire de l'orchestre (et quel orchestre) : c'est tout simplement, au sens propre et littéral, sublime !(Tous les Wagner de Cluytens sont magnifiques, d'ailleurs, que ce soit Meistersinger de 1957 et 58, Tannhäuser de 1955 ou Lohengrin de 1958.)Et, depuis la survenue du support DVD, me sont parvenues d'autres visions, par la force des choses plus récentes : notamment, celle du regretté Armin Jordan, en binôme avec le dramaturge Olivier Py. Ou bien, dans l'idéal quintessencié (et non moins admirable), la lecture déjà mentionnée de Patrice Chéreau en symbiose avec Daniel Barenboim, à la Scala de Milan, en 2007...
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Tristan ! Oui, c'est tout ce que j'aime, pas simplement sous l'angle de l'opéra, d'ailleurs... Cette abstraction, cette capacité qu'ont les artistes, chanteurs ou chefs d'orchestre, à nous projeter, nous faire pénétrer jusqu'à la submersion dans des mondes parallèles qui ne se traduisent, sur le papier, que par quelques signes !Oui, je j'aime Tristan und Isolde, vous l'aurez compris... mais je révère - surtout -la chaîne de ceux qui m'ont permis de rêver, de pleurer, de frissonner à son écoute... Ainsi, lisez ou relisez le Roman de Tristan et Yseult de Béroul, par exemple en sa magnifique adaptation due à Joseph Bédier, aux éditions Piazza en 1948... Petite merveille !
(1) "Aujourd'hui encore, je cherche en vain une œuvre qui ait la même dangereuse fascination, la même effrayante et suave infinitude que Tristan et Isolde". Friedrich Nietzche, Ecce Homo, 1888.
‣ Pièces à l'écoute simple, en bas de page ‣ Acte I : Prélude - Acte II : Appels de Brangäne (Christa Ludwig) - Acte II : Monologue du Roi Marke (Martti Talvela) - Acte III : Monologue de Tristan (Wolfgang Windgassen) - Acte III : Monologue d'Isolde (Liebestod, "mort d'amour", Birgit Nilsson) ‣ Extraits de l'enregistrement de Bayreuth 1966, direction Karl Böhm (illustration ci-dessus, © Deutsche Grammophon - Universal).
‣ Stéphane Houssier