LE PETIT
Monsieur René Tuboeuf
Était veuf
Et sans défiance.
Si, pendant cinq ans,
Il avait aimé sa femme sans défaillance,
Il n’avait pas réussi
À avoir de descendant.
Et le jour où enfin Jeanne Tuboeuf mit
Au monde un garçon qu’elle appela Guy,
Elle dût sacrifier sa propre vie
Pour que le bébé puisse exister.
Seul, René éleva son petit
Avec une inlassable dignité.
Or les Tuboeuf avaient eu pour ami
Un beau jeune homme, François Dumaine,
Qui trois fois par semaine
Venait diner chez eux.
Au dessert, cet ami avait invariablement
L’habitude de s’exclamer :
-«Comme on est heureux ! »
Il chérissait le petit Guy tendrement.
Par contre, Jean, le serviteur de René,
N’aimait pas le jeune Guy.
Un soir au diner, ce dernier repoussa
Son assiette en faisant : « Pouah ! »,
Jean s’approcha de Guy,
Saisit la cuiller et de force l’enfonça
Dans la bouche du petit
Qui bien sûr s’étrangla, cracha, toussa…
Son père, pris de furie,
Se leva, étreignit
Jean et le jeta dans le corridor :
-« Brute !, dehors !, dehors ! »
Le valet balbutia tout tremblant :
-« Ne me traitez pas ainsi ! Vous …»
-« Dehors ! Brute. Dehors, va-t’en ! »
-« Écoutez-moi. Ce morveux n’est pas à vous !
Demandez au boulanger, à l’épicier;
Tout le monde le sait.
Regardez-le donc, bête
Que vous êtes !
C’est le portrait de M. Dumaine, votre ami.
Regardez !, le même nez, les mêmes yeux…
Regardez-le !, les mêmes cheveux... »
Abasourdi, M. Tuboeuf alla coucher son fils.
Le lendemain, Valentin n’osa pas apporter
À son maître
Le petit déjeuner qu’il avait préparé
De peur d’être
Trop mal reçu.
Quand il se décida à monter le plateau,
Il découvrit M. Tuboeuf pendu.
Il appela le médecin aussitôt
Qui affirma que la mort remontait
À la veille, vers minuit.
Sur un papier, le suicidé avait noté :
François, je vous confie le petit.