Comme nous l’avons vu, Le Bain est bien plus que la scène de genre moderne qu’il prétend être. C’est une oeuvre complexe, délibérément truffée d’objets à sens multiples qui permettent plusieurs niveaux de lecture : la nouveauté luxueuse, les références mythologiques, l’érotisme bourgeois, la Vanité dans la salle de bains… De là tous les paradoxes de la baigneuse de Stevens : moderne et antique, libertine et mélancolique.
A l’issue de cette analyse détaillée, une dernière approche va nous révéler, de manière inattendue, toute l’ambition du tableau… et sans doute ce qui est son véritable sujet.
Une femme dans le Temps
Reflets
La composition est divisée en deux moitiés haute et basse, exactement délimitées par le niveau de l’eau : le milieu du tableau se situe à proximité des deux gouttes qui se reflètent dans cette surface tranquille.
Physiquement, la baignoire est un miroir. Mais Stevens a très peu exploité cet effet : on distingue à peine le reflet du porte-savon, juste derrière la main posée sur le rebord. En revanche, on ressent une analogie formelle très forte entre la coquille blanche, à cinq « doigts », et la main située exactement au-dessous : comme si le véritable reflet de la coquille portant la montre, était la main tenant les fleurs.
Du coup, une autre analogie se révèle dans la partie droite : le livre posé sur les coussins n’est-il pas le « reflet » de la tête posée sur la main ?
Cliquer pour agrandir
Du simple au double
Il se trouve que tous les objets situés dans la moitié haute sont uniques : un robinet, un porte-savon, une montre, un serre-tête, une bague, un bracelet. Alors que tous les objets situés dans la moitié basse sont doubles : deux roses, deux pages, deux coussins.
En somme, dans l’espace symbolique de la composition, la baignoire fonctionne non pas comme un miroir, mais comme une surface de séparation entre les objets célibataires et les objets appariés.
Remarquons que les premiers sont faits de matériaux durs : cuivre, porcelaine, or, bois, pierre. Alors que les seconds sont fragiles : pétales, papier, tissu…
Ici, tout ce qui est célibataire est durable, tout ce qui est double est périssable.
Le message subliminal du tableau, qui est peut-être aussi le sujet de méditation de la belle baigneuse, serait-il celui de la fragilité des couples ?
De la minute à l’éternité
Nous avons noté, sans l’expliquer, que dans les symétries de la composition, les roses sont le « reflet » de la montre, et le livre est le « reflet » de la tête. Et si ces éléments fonctionnaient non pas deux à deux, mais en quatuor ?
- Partons donc de la montre, qui marque les heures.
- Nous rencontrons ensuite les roses, qui vivent quelques jours.
- Puis voici les pages du livre, dont la durée de vie se compte en années.
- Enfin voici le bracelet en or : que représente l’or, sinon l’éternité ?
Cliquer pour agrandir
L’ovale parfait que nous venons de découvrir vient tangenter le filet d’eau. Coulant de haut en bas, c’est lui qui imprime son mouvement à l’ovale. En définitive, le message profond du tableau ne serait qu’une tautologie :
le temps qui fuit, c’est le moteur qui pousse les choses de la minute à l’éternité.
L’objet-mystère
Comme dans la Lettre volée, l’élément crucial est sous notre nez, mais personne ne le remarque. Que peut bien être cette sorte de lame métallique incurvée, qui semble prise dans le mur juste à droite du porte-savon ?
Une râpe sur laquelle on passe le savon, de bas en haut, pour en détacher des copeaux : Stevens a trouvé le moyen d’évoquer le savon manquant, et de nous faire comprendre qu’il s’est dissous dans la baignoire !
De la minute à l’instant
Cliquer pour agrandir
Ainsi le trajet du savon, entre la coquille et l’eau, rajoute la dernière étape à notre ovale : de la minute à l’instant.
Car qu’est ce que l’instant, sinon un savon insaisissable qui se dissout en permanence dans l’eau du temps ?
Sur quoi médite la baigneuse ? Probablement sur la fragilité du couple.
Sur quoi médite Stevens ? Probablement sur la fragilité de la baigneuse.
En l’enserrant dans cet ovale implacable qui conduit de l’air à l’eau, de la pensée à l’absence, de l’éternité au néant, sans doute veut-il nous dire qu’elle aussi n’est que savon, un beau savon promis à la dissolution.
Le vrai titre du tableau : Femina bulla !