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Le mentir vrai des photographies

Par Fmariet


La photo n'a pas vraiment fini de mentir. Voici trois ouvrages consacrés diversement à la photo au service des médias. "Art moyen", de plus en plus banalisé par la numérisation et la téléphonie, la photographie est une donnée élémentaire de la communication numérique. Pourtant, la réflexion sur sa fonction dans le journalisme et le documentaire semble peu avancer. La sémiologie qui autonomise la rhétorique de chaque photo (Barthes) garde les faveurs des études publicitaires. Nous avons besoin d'une réflexion plus globale, considérant l'ensemble de communication, plurimédia et diachronique, dans lequel s'insèrent les photos. Comment la photographie convainc, fait accepter, consentir.
1. L'oeil du IIIème ReichSentiment de malaise à l'ouverture de ce livre présenté comme un livre d'art (publié en Allemagne par Kunstverlag - "édition d'art"), un "beau livre", comme on dit. J'aurais préféré une forme produisant d'emblée une rupture avec son objet. Qui prenne ses distances, alors que le Süddeutsche Zeitung vante en couverture un ouvrage "fascinant" ("Ein faszinierender und kenntnisreicher Band")... Toute fascination, a fortiori dans ce cas, est suspecte.
L'ouvrage est consacré à l'un des photographes de Hitler, l'un des principaux metteurs en image du pouvoir nazi, donc un orchestrateur de son acceptabilité. Walter Frentz se considérait lui-même comme "l'oeil" de Hitler. Pour Hitler, il rapportait des images de différents événements : par exemple, l'enthousiasme autrichien à l'annonce de l'Anschluss ou encore l'avancement des projets militaires (V1, V2), reportage où l'on peut voir des déportés travaillant aux usines d'armements (camp de Dora). Premier rôle, reporter particulier de Hitler.
Son deuxième rôle était de rendre Hitler et les chefs nazis sympathiques, de filmer pour la propagande, leur réussite, bains de foule et voyages officiels. Frentz filmera la rencontre Hitler-Pétain, on lui doit le portrait fameux de Hitler devant la Tour Eiffel, Hitler trépignant de joie à l'annonce de la capitulation française... A ce titre, Frentz fut un intime du chef nazi dont il filma la vie privée. Il lui revenait de montrer le "côté humain" de Hitler ("Den Fürher von seiner menschlichen Seite zeigen") notamment pour les bulletins d'info hebdomadaires ("Die Deutsche Wochenschau"). Déjà la peoplisation à l'oeuvre, facteur d'acceptabilité. Présenter le personnage public par son côté privé, vieux truc de tous les démagogues, de toutes les propagandes.
Après guerre, Frentz n'est pas longtemps inquièté, il a su faire valoir qu'il "n'était que photographe", un simple journaliste. Non coupable ! Bien qu'ayant appartenu à la SS, il poursuivra paisblement sa vie : il filmera les J.O. en Finlande, donnera des conférences pour la formation des adultes... tout en gardant des contacts avec ses amis SS, avec Leni Riefenstahl (rélisatrice de films pro-nazis consacrés au sport, aux Jeux olympiques, "Triumph des Willens", "Olympia"). L'un et l'autre photographes ont toujours caractérisé leur travail comme "artistique et non politique". Photographe, non coupable !
Ce livre d'histoire, trop souvent anecdotique, peut aider à comprendre le maintien des nazis au pouvoir. On connaît les moyens matériels de la violence nazie, on connaît moins bien ce qui en a fabriqué et inculqué l'acceptabilité : s'il existe de bons travaux sur la langue, l'école, les mouvements sportifs au service des nazis, on connaît moins la contribution des médias au pouvoir nazi de chaque jour. On s'en tient généralement à l'étude de la propagande la plus évidente (Goebbels) alors que manque l'analyse concrête du fonctionnement concrêt de l'acceptabilité et de la fabrication du consensus. La photographie de reportage assure un effet d'authentification, de crédibilisation : l'objectif est apparemment objectif. Il faudrait ne pas s'en tenir à la sémiologie d'objets médiatiques finis (opus operatum) mais en démonter la mécanique et l'efficace propres en marche, le modus operandi. Il faudrait montrer l'artéfactualité à l'oeuvre (Jacques Derrida) : cadrages, montages ; faire voir le dispositif communicationnel qui fabrique l'événement, le "people". 
2. L'enfant juif de VarsovieLe second livre est publié en France, consacré à l'usage de photos nazies, et sans doute de l'une des plus célèbres : celle, terrifiante, d'un enfant terrifié, levant les mains, dans le ghetto de Varsovie (1943). La photo est extraite d'un photo-reportage, le rapport Stroop, du nom du général commandant la SS de Varsovie : l'objectif de Stroop, fier de son oeuvre, était de convaincre sa hiérarchie qu'il n'y avait plus de quartier d'habitation juif  à Varsovie ("Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr !"). Cette photographie, prise par des nazis, pour des nazis, désormais livre un autre message à d'autres destinataires. C'est l'histoire sociale, médiatique de cette photo qui est l'objet du travail de Frédéric Rousseau. Ce que ne pourra énoncer aucune sémiologie.
3. Quand les images prennent positionEnfin, évoquons l'ouvrage que Georges Didi-Huberman consacre à la technique de rupture que Brecht élabore pour provoquer doute et réflexion chez ses lecteurs. L'auteur expose en détail le mode de fonctionnement de deux ouvrages illustrés de Brecht : son "Journal de travail 1938-1955" et une sorte d'ABCédaire de la guerre ("Kriegsfibel"). La manière de travailler de Brecht est l'exact contrepied de celle des auteurs écrivant sur le photographe de Hitler : démonter, surprendre, débanaliser, rompre tout charme ou fascination, faire penser. Georges Didi-Huberman expose méticuleusement le mode d'intervention de l'illustration dans le montage brechtien. En nos temps de mash-up, reconsidérer les théories du montage et de la mise à distance ne peut qu'être profitable pour comprendre les médias.


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