Je jette le gros sac, la chemise de l'uniforme, les chaussettes tuées par la poussière. Deux jours de terrain à la frontière égyptienne, dans une base envahie par des ibex peu farouches à la recherche d'un point d'eau et égarés dans les douches de Tsahal. Les pieds dans l'eau à 28°, il fait presque frais.
Le bus soulève un nuage de pollution et de poussière, fonce à travers le désert jusqu'au checkpoint de la zone de libre échange avec la Jordanie, s'arrête, repart, soupire, grince, couine et avale les kilomètres vers le nord. On dépasse le kibboutz Yotvata, dont l'idée un peu folle d'élever des vaches entre les dunes avait fait pouffer les responsables de l'agence juive dans les années 60... et où sont produites aujourd'hui plus de la moitié des boissons lactées d'Israël. Au bord de la route, une nouvelle station du projet Better Place¹ est en construction. Les premières ont commencé à fonctionner au mois de mai, autour de Tel Aviv. Si tout est prêt dans les temps - d'ici 2020, tout Israël devrait pouvoir se déplacer en voiture électrique. De quoi soulager notre petit pays ensoleillé des caprices du marché pétrolier, une première mondiale.
Yahel, Lotan, Tzoukim, un tournant vers Mitzpe Ramon, puis Arad et Dimona. Le bus climatisé roule dans l'immensité sèche pour finir par s'arrêter sur le parking d'une station essence rutilante. Premier signe criard de civilisation entre les touffes de végétation et quelques palmiers pliés par les vents. Néons et enseignes lumineuses: Burger Ranch, Aroma, Paz Yellow... Des centaines, ou peut-être plusieurs milliers de petites mouches bourdonnent contre les vitres rendues fraîches par l'air conditionné.
C'est l'été.
On ne parle pas de guerre au nord cette fois, où peut-être n'a-t-on juste pas cessé d'en évoquer l'imminence toute l'année. Pas besoin cette fois de rabrouer la tension saisonnière, la saison des guerres est restée ouverte en 2012 et... tout va bien! Entre exercices civils et militaires, affolements médiatiques, discussions savantes sur les arsenaux chimiques, nucléaires ou bactériologiques de nos sympathiques voisins, petites phrases, frictions discrètes et déclarations au pied levé - tout est calme, vraiment, alors pourquoi s'en soucier?
En dépassant Masada, défilent les gradins posés entre les monts de Judée pour les représentations de Carmen en plein air, le bus remonte la mer Morte et ses odeurs de souffre, le soir tombe. Premier checkpoint, dernier tronçon, vers Jérusalem cette fois, à travers les territoires...
Retour à nos bureaux, il fait nuit noire. Ils sont tous là, toujours au travail. Je raconte ces derniers jours à nos officiers. Les pisteurs bédouins aux aguets pour contrer les infiltrations mais aussi la musique arabe et les rires dans un hammer dans les montagnes d'Eilat. Les patrouilles de nuit de soldats encore adolescents à la frontière et les yeux de ces jeunes clandestins récupérés dans un segment de frontière où la nouvelle barrière n'est pas encore érigée. On parle pèle-mèle de Gaza, de plage à Tel Aviv, de roquettes et de barbecue le week-end prochain.
Et puis, tout bêtement, je demande: "Tu penses qu'un jour ce sera plus simple?". La réponse est nette, cinglante, presque résignée. "Non". Moi je veux encore y croire.
1. Projet Better Place: son concepteur et CEO, Shai Agassi (oui, c'est lui qui a écrit "Start Up Nation"), a convaincu Shimon Peres qu'Israël, un petit pays ensoleillé presque toute l'année, pouvait utiliser l'énergie solaire pour se libérer des pressions du marché pétrolier. Les stations dispersées dans tout le pays permettent l'échange des batteries des voitures électriques vendues par Renault aux israéliens, un processus qui sous quelques minutes permet aux voyageurs de reprendre leur route...