Cela ne fait pas l’ombre d’un doute : l’éloge médiatique est le salaire brut du rappeur net. Une prime généreusement accordée aux artistes fréquentables, ceux qui étalent leur culture, qui emploient des instruments réels ou qui sensibilisent leur public aux grands enjeux sociétaux. La manière dont les journalistes jaugent les MC’s, les qualifiant souvent hâtivement, a de quoi laisser perplexe. Car, souvent, ces derniers s’arrogent le droit de distribuer les bons points et les bonnets d’âne, condamnant sans procès des catégories entières de rappeurs au blâme éternel.
On connaît la chanson par cœur, mais ses couplets demeurent pourtant obscurs. Les rappeurs Abd Al Malik, Youssoupha, Hamé ou Rocé seraient des artistes accomplis dont la finesse des écrits et la qualité des analyses méritent le salut médiatique. Un avis largement partagé – ce n’est pas la question –, mais qui met en lumière des grilles de lecture hautement contestables. Car, régulièrement, les journalistes s’adonnent à une division artificielle et orchestrée du rap, devenu un courant musical où le noble et le vulgaire se côtoient sans forcément se reconnaître, où la valse des étiquettes pourrait sans mal rappeler les pires années inflationnistes. Dans cette nouvelle lutte des classes, arbitrée par une presse tristement paresseuse, les seigneurs et les sans-grade se distinguent par leur diplôme, leur humanisme, leur savoir ou leurs instrumentaux. En d’autres termes, un Salif ne vaut pas un Grand Corps Malade, un TSR Crew ne peut pas rivaliser avec un Hocus Pocus. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. On amalgame les genres musicaux ? On fait preuve de facilité, voire de simplisme ? Peu importe ! La presse généraliste se fourvoie et les journalistes spécialisés ne brillent que par leur silence gêné. Aujourd’hui, les rédacteurs et les reporters en charge des sujets culturels entendent interviewer les artistes comme s’il s’agissait d’hommes politiques. Ceux qui acceptent de se poser en intellectuels précaires se font applaudir – ils élèvent le débat –, tandis que les autres, taxés au mieux de vulgaires délinquants langagiers, sont accusés de faire l’apologie de la violence ou de véhiculer des clichés misogynes et des valeurs superficielles. On exagère à peine. Quant aux rappeurs-musiciens, entités bicéphales extrêmement appréciées par les chroniqueurs fondamentalistes, ils auraient l’extraordinaire mérite de jongler avec l’audace et l’académisme.
Appréhender la démarche du journaliste constitue un exercice relativement aisé. L’utilité sociale du rap, ce « CNN du ghetto », tant mise en avant par la presse, relève de l’alibi médiatique, une facilité à laquelle beaucoup ont adhéré. Et la plupart des rédactions cherchent à apporter du crédit à l’artiste qui se conforme aux moules idéalisés et qui renforce ce fantasme de vocation sociale. Les MC’s diplômés, engagés ou politiquement corrects justifient l’attention des caméras et rassurent des journalistes incertains en leur offrant des paradigmes biaisés, voire faussés. Mais, en réalité, beaucoup ne parviennent simplement pas à décrypter des codes musicaux qui leur échappent et préfèrent donc se réfugier dans la critique creuse, qui se contente de valoriser les discours policés, les formules allégoriques, les couplets politisés et les beats joués par de vrais musiciens. Pourtant, le rap rayonne par ses ambiguïtés et ses subdivisions. La somme de ses artistes, hétéroclites, témoigne de sa vitalité. Les rappeurs nouvellement milliardaires, émergeant des quartiers les plus dévastés, crèvent l’écran en tuant la nuance, s’achètent une popularité avec des liasses d’excès. Car ce courant musical, pour se faire entendre, doit frapper fort. Les textes bruts constituent sa matière première et la rue demeure son berceau.
Nous l’avons vu, la visibilité médiatique ne s’offre qu’à certains rappeurs, minutieusement sélectionnés par des journalistes souvent négligents. Or, aucun diplôme ne prédispose aux carrières en dents de scie, qui passent de la musique à la gestion de label, de la ligne vestimentaire à l’industrie du luxe. Et l’intérêt que l’on porte aux uns ne devrait pas nous empêcher d’apprécier à leur juste valeur les autres. Car, au fond, ce sont des frères jumeaux qui évoluent dans des milieux différents. Ce qui les lie ? L’amour d’une culture urbaine, l’audace, la créativité et la verve. Soyons clairs : ceux qui ont besoin de faire l’inventaire des MC’s « conscients » pour légitimer le rap ne comprennent rien à ce mouvement – qui refuse d’ailleurs toute hiérarchisation. Ceux qui désapprouvent le sampling ou les synthétiseurs pèchent par excès d’académisme et étouffent dans l’œuf toute tentative d’émancipation culturelle. Alors, acceptez cette évidence : pour peindre le rap, il faut composer avec son panel de couleurs.
Vous pouvez retrouver Jonathan Fanara sur son blog.