D'habitude, je n'apprécie pas trop les recueils de nouvelles, car pour moi, ils ne sont pas assez cohérents sur le fond : j'aime me plonger dans un univers, et voir la pensée de l'auteur progresser, se préciser au fil de l'ouvrage. Ce problème serait en partie résolu si je pouvais revenir à ma guise dans les histoires, mais comme j'emprunte beaucoup à la bibliothèque, tel n'est pas le cas le plus courant.
Kirinyaga est donc exceptionnel sous trois aspects. Tout d'abord, même si chaque épisode est paru de manière indépendante, Mike Resnick avait esquissé la totalité du livre dès le départ. Ensuite, j'en possède un exemplaire, hélas acheté à la liquidation de la librairie Double Page à Niort. Une petite pensée pour ce magasin qui m'a accueillie toute ma jeunesse... Enfin, c'est l'ouvrage de science-fiction le plus récompensé, ses nouvelles ayant reçu prix Hugo, Nebula ou Locus.
"Kirinyaga" est le nom que donnait les Kikuyus au Mont Kenya avant qu'ils ne soient viscéralement occidentalisés. Il désigne maintenant un planétoïde artificiel voué à la sauvegarde de leurs coutumes ancestrales, sur lequel Koriba, un intellectuel, le fondateur, est le sorcier le plus respecté de leur peuple. La nouvelle-chapitre "Toucher le ciel", dont est issu l'extrait suivant, voit ses positions menacées par la jeune Kamari.
"Autrefois, les Kikuyus n'avaient pas de langage écrit et ne savaient pas lire, et vu qu'ici, sur Kirinyaga, nous essayons de créer un monde kikuyu, il est normal que notre peuple n'apprenne ni à lire ni à écrire.
-- Mais qu'y a-t-il de bien à ne pas savoir lire ? Ce n'est pas parce qu'il en était ainsi avant l'arrivée des Européens que c'est mal.
-- Lire t'ouvrira les yeux sur d'autres façons de penser et de vivre, et après, tu ne seras plus satisfaite de ta vie sur Kirinyaga.
-- Mais toi, tu lis, et tu es satisfait.
-- Je suis le mundumugu. Je suis assez avisé pour savoir que les choses que je lis sont des mensonges.
-- Mais les mensonges ne sont pas toujours mauvais, insista-t-elle. Tu en racontes tout le temps.
-- Le mundumugu ne ment pas à son peuple, rétorquai-je, sévère.
-- Tu les appelles des histoires, comme celle du lion et du lièvre, ou celle de la naissance de l'arc-en-ciel, mais ce sont des mensonges.
-- Ce sont des paraboles, corrigeai-je.
-- Qu'est-ce qu'une parabole ?
-- Une sorte d'histoire.
-- Est-ce une histoire vraie ?
-- D'une certaine manière.
-- Si elle vraie d'une certaine manière, elle est fausse d'une autre, non ? " Elle poursuivit sans me laisser le temps de lui répondre : "Et si je peux écouter un mensonge, pourquoi ne puis-je pas en lire un ?
-- Je te l'ai déjà expliqué.
-- Ce n'est pas juste, répéta-t-elle.
-- Non, reconnus-je. Mais c'est fidèle aux traditions et, au bout du compte, c'est pour le bien des Kikuyus.
-- Je ne comprends toujours pas pourquoi c'est bien, se plaignit-elle.
-- Parce que nous sommes les seuls qui restent. Autrefois, les Kikuyus ont essayé de devenir quelque chose qu'ils n'étaient pas, et nous sommes devenus non pas des Kikuyus des villes, ni de mauvais Kikuyus, ni des Kikuyus malheureux, mais une toute nouvelle tribu qu'on appelle les Kenyans. Ceux d'entre nous qui sont venus sur Kirinyaga l'ont fait dans l'intention de préserver les vieilles traditions ; et si les femmes se mettent à lire, certaines ne seront plus satisfaites et partiront, jusqu'au jour où il ne restera plus de Kikuyus."