La terreur menace Paris ! Mais fort heureusement, le Conseil des animaux présidé par le vieux Krarok veille et charge Karka, un vieux corbeau misanthrope réfugié sur la branche d’un févier au parc Montsouris, d’enquêter sur ces lions mystérieux qui se seraient échappés d’une ménagerie, et auraient déjà commis quelques méfaits dans le Bois de Boulogne.
Karka reprend donc du service, heureux d’être encore quelqu’un à qui l’on peut faire confiance, pas totalement oublié des animaux du Conseil. Le vieux Freux est également aigri, acerbe, jetant sur ses congénères les animaux, sur Paris et sur les hommes qui peuplent la ville un regard parfois désabusé, souvent cynique, mais aussi de la justesse des grands et vieux sages.
Etrange histoire, me direz-vous ? Oui ! En effet, il faut se plonger dans ce roman, mais c’est pour mieux se laisser happer par cette intrigue vraiment originale et par le style de l’auteur, parfaitement maitrisé, étudié sans être pompant, poétique et précis à la fois, vraiment époustouflant de beauté.
Karka, le Corbeau Freux est loin d’être le jeune et fringuant oiseau d’autrefois. Depuis l’attaque d’un Faucon qui lui brisa une aile, il est devenu revêche et bon nombre d’habitants du parc le craignent. Il fuit les Pies bavardes et les Canards qu’il trouve tous stupides, et ressasse son malheur, sa mélancolie coutumière en philosophant sur l’instinct animal, la place de ceux-ci parmi les hommes, les lois qui régissent les relations entre eux, la destinée…
Karka voudrait pouvoir penser en dehors de son instinct, ne plus y être assujetti, s’en libérer car il est persuadé que là est sa vraie liberté. Il a du mal à admettre que l’instinct fait partie de lui, et qu’il est en soi une forme d’intelligence, qui pourra même le sauver à l’occasion, plus sûrement que ne l’aurait fait la réflexion. Karka est un vieux corbeau et en tant que tel, il est doté d’une mémoire phénoménale. Il veut être la mémoire de son peuple, celui qui pour les générations futures sera le rapporteur de l’Histoire et des histoires. Il ne veut plus subir la dictature constante de la peur, celle d’être blessé par plus fort que soi, de ne plus pouvoir voler, de devenir un animal, ce qui pour lui équivaut à perdre le pouvoir de penser et de pouvoir choisir. Il s’interroge sur la violence, nécessaire dans la chaine vitale des animaux, puisqu’il faut bien se nourrir, mais qui lui laisse un goût amer.
La loi du Conseil est pourtant claire : pour continuer à vivre en paix dans le ventre même de la capitale, dans ses parcs, ses jardins, ses égouts ou ses cimetières, les animaux ne doivent en aucun cas s’attaquer aux Humains. Ils doivent également veiller à ne pas se soumettre à la loi de la nature comme de vulgaires animaux sauvages et sans éducation, pour que règne l’ordre et que la paix soit maintenue.
L’enquête du vieux corbeau va le mener à la Ménagerie du Jardin des Plantes, où Léon le lion moribond, pathétique roi d’une jungle oubliée depuis longtemps, tente de donner le change en se prenant encore pour un animal respecté des autres. Or Léon a peur… de même que bon nombre d’animaux, qui donnent vie à tous les ragots qui courent. Pfurr le Matou a disparu, des attaques ont été menées par des animaux inconnus sur des refuges, libérant chiens et chats sauvages. Si les chiens et les chats s’allient, ennemis depuis la nuit des temps, l’anarchie n’est pas loin, et la catastrophe imminente. Heureusement, quelques animaux veillent au bien de tous…
SI on retrouve ici de nombreux éléments d’un polar, vous aurez vite compris que celui-ci n’est pas traditionnel, loin s’en faut. Il y a des morts, des disparitions, on soupçonne un tueur en série, mais voilà, les protagonistes sont des animaux ! Et des animaux doués non seulement de parole, mais surtout de pensée, de réflexion, d’intelligence plus fine et acérée que celle de la plupart des hommes. Dans ce roman, vous trouverez également de la politique et de l’amour, de l’humour… bref, c’est un texte dense et au final un roman assez exceptionnel. Impossible de ne pas penser à Orwell et sa fantastique Ferme des animaux…
En dehors de l’intrigue, vraiment serrée, vous découvrirez Paris sous un autre jour, et surtout vous pourrez réfléchir de concert avec Krakok à la destinée des humains et celle des animaux, aux conséquences des choix que l’on fait au cours de sa vie, au libre arbitre, à la liberté, au bonheur. J’ai été totalement fascinée par ce roman que j’ai dévoré en quelques jours, et trouvé passionnant de bout en bout.
« Sur les hauteurs du parc Montsouris, des féviers d'Amérique poussent le long des pentes de la voie ferrée désaffectée. Des rangées d'ifs touffus les cachent aux yeux des promeneurs, des rambardes de faux rondins en interdisent l'accès et les épines de leur tronc dissuadent les étudiants de la cité universitaire de s'y venir bécoter en cachette des gardiens. Rarement, ces derniers mènent-ils leurs rondes d'inspection sur les passerelles moussues qui surplombent la tranchée de la voie ferrée. Certaines nuits, l'entrée du tunnel abandonné avale des ombres en maraude le long des rails. Paris les digère sans jamais rien recracher. Seul le souffle du vent qui s'engouffre au soir dans son mufle affole le silence. Ni les piaillements des aires de jeu ni les cancans du bassin ne franchissent la barrière des cèdres. Défendus par les parois de la tranchée, les pentes escarpées, les grilles et les épines, ces féviers sont un refuge extraordinaire : on n'y accède que par les airs. C'est là que je vis, sur la quatrième branche du plus haut févier. Mon trou dans le tronc n'est pas confortable, c'est pour sa quiétude que j'y ai élu domicile. Des mousses et quelques gousses ont suffi à le rendre habitable. N'importent l'humidité de l'écorce, les champignons qui y poussent ni les mousses moisies qu'il faut souvent remplacer : je tiens à mon confort moins qu'à ma tranquillité. Mes voisins connaissent mon goût de la solitude. Que je les inquiète n'explique pas peu qu'ils le respectent. Il faut admettre que je ne fais rien pour améliorer la réputation des Corbeaux, sans en rajouter : nous n'avons tout bonnement pas de contacts. Je concède d'ailleurs volontiers que ce sont des animaux discrets et de bons voisins. Le couple de Pies de la première branche n'est pas bavard, c'est une chance. La femelle fait en sorte que ses petits ne s'approchent pas. Qui sait ce qu'elle leur raconte sur moi ? Peut-être simplement la vérité... Les vols de Moineaux piaillards ont appris à éviter les féviers ; les arbres ne manquent pas, dans le parc, pour passer la nuit. Par bonheur, les Rouges-gorges, les Mésanges et les Pinsons préfèrent les arbres bas et plus ensoleillés pour s'égosiller. Quant à l'Écureuil auquel il avait pris de creuser sa bauge sur la troisième branche, il n'a guère été long à déménager : j'excelle à convaincre les importuns lorsque ma tranquillité est menacée. Les autres féviers sont habités par des Pigeons, des animaux paisibles dont les roucoulements ne troublent pas mon repos. On les tient avec raison pour stupides mais leur placidité me les rend sympathiques. Je respecte leur bêtise silencieuse, ils respectent ma solitude revêche. Nous nous saluons lorsque nous nous croisons, ce sont tous les rapports que nous avons. C'est très bien ainsi : que pourrais-je avoir à leur dire ? »
« J'aime observer. Depuis ma retraite, j'ai réalisé combien notre condition d'oiseau est de ne rien faire. L'angoisse du prochain repas rythme nos courtes vies. Est-elle différente de l'attente de la mort. »
« Le roi est mort, Karka : vive le roi !
Imitant sans le savoir l'attitude du lion de Belfort, droit sur ses pattes avant comme pour résister, il poussa un rugissement royal. Paris trembla, la vie s'arrêta. A travers la capitale des milliers de vivats aboyés, miaulés, cancanés, nasillés, feulés, jappés, chuintés, hululés, roucoulés, craillés, croassés, glapis, cacardés, flûtés, pépiés, piaillés, ramagés, jacassés et trompétés, saluèrent le dernier combat du Lion. Pour laisser aux Humains le loisir d'admirer sa majesté, Léon tourna au sommet du tertre comme sur le point d'attaquer. C'était un défi, la menace superbe de la bête acculée, le désir de l'hallali. Le plaisir aigre-doux de la mort reçue et donnée...
Enfin, lorsqu'assez d'humains, dans leur automobile ou sur le balcon, l'eurent admiré, Léon dévala le tertre, traversa la pelouse de la Muette et disparut dans le bois dans un dernier rugissement de joie. »
Un roman paru chez Actes Sud, l'éditeur qui jamais ne me déçoit, et lu également par Hélène Choco, que je remercie 1000 fois pour le prêt et cette découverte magnifique.
Catégorie Animaux