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Haushofer, selon Stefan Zweig

Publié le 14 juin 2012 par Egea

Je vous ai parlé l'autre jour de Stefan Zweig, cet immense auteur autrichien obligé de fuir très tôt, dès 1933 ou 1934, l'Autriche pour assister de Londres au déchirement européen. J'ai noté dans ce long ouvrage ce témoignage sur Karl Haushofer, un des théoriciens allemands de la géopolitique. Il est controversé au motif que ses écrits ont inspiré la théorie allemande du Lebensraum. C'est d’ailleurs au titre de cette compromission injustifiable que la géopolitique a été bannie dès 1945 de l’université française, ainsi que le raconte régulièrement Yves Lacoste. L'extrait reproduit ci-dessous montre un visage nuancé de Karl Haushofer, selon un portrait écrit en connaissance de cause (en 1942, le déchaînement hitlérien ne fait guère de doute) où la question de l'association de la géopolitique aux thématiques nazies est clairement abordée par Stefan Zweig.

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O. Kempf

Parmi les hommes que je rencontrai au cours de mon voyage en Inde, il en est un qui a exercé sur l'histoire de notre temps une influence immense, même si elle ne s'est pas manifestée au grand jour. De Calcutta jusqu'en Indochine, et sur un bateau qui remontait l'Iraouaddi, j'ai passé chaque jour des heures avec Karl Haushofer et sa femme ; on l'avait envoyé au Japon en qualité d'attaché militaire de l'Allemagne. Cet homme maigre, qui se tenait très droit, au visage osseux et au nez en bec d'aigle, me donna la première idée des extraordinaires qualités et de la discipline intérieure d'un officier d'état-major allemand. Auparavant, à Vienne, j'avais naturellement fréquenté à l'occasion des militaires, des jeunes gens aimables, sympathiques et même fort gais qui, pour la plupart issus de familles dans la gêne, avaient trouvé un refuge sous l'uniforme et cherchaient à se rendre leur service aussi agréable que possible.

Haushofer, en revanche, on le sentait immédiatement, sortait d'une famille cultivée d'excellente bourgeoisie — son père avait publié bon nombre de poèmes et avait été, je crois, professeur d'université — et sa culture en dehors même du domaine militaire était universelle. Chargé d'étudier sur place le théâtre de la guerre russo-japonaise, il s'était familiarisé avec la langue et même avec la poésie japonaises, et sa femme en avait fait autant ; son exemple me fit constater une fois de plus que toute science, même la science militaire, quand on la considère avec une certaine largeur de vues, doit nécessairement s'étendre au-delà du terrain strictement professionnel et toucher à toutes les autres.

Sur le bateau, il travaillait tout le jour, observait à la jumelle toutes les particularités du paysage, rédigeait des journaux ou des rapports, étudiait des lexiques ; rarement je l'ai vu sans un livre entre les mains. Observateur précis, il savait bien exposer ; j'ai beaucoup appris de lui, au cours de nos conversations, sur l'énigme de l'Orient, et après mon retour je conservai des relations amicales avec la famille Haushofer ; nous échangions des lettres et nous nous rendions visite à Salzbourg et à Munich. Une grave affection des poumons, qui le retint une année à Davos ou à Arosa, favorisa par son éloignement de l'armée son passage aux sciences ; s'étant rétabli, il put se charger d'un commandement pendant la guerre mondiale. Lors de la défaite, je pensai souvent à lui avec sympathie. Je pouvais me représenter combien il avait dû souffrir de voir le Japon, où il s'était fait beaucoup d'amis, parmi les adversaires victorieux, lui qui, dans son invisible retraite, avait travaillé pendant des années à l'édification de la puissance allemande et peut-être aussi de la machine de guerre allemande.

Il s'avéra bientôt un des premiers à songer systématiquement et avec une grande largeur de vues à une reconstitution de la puissante position de l'Allemagne. Il publia une revue de « géopolitique » et, comme si souvent, je ne compris pas, à ses débuts, le sens profond de ce nouveau mouvement. Je pensai sincèrement qu'il ne s'agissait que d'observer le jeu des forces dans le concert des nations, et même le terme d'« espace vital » des peuples — qu'il fut, je crois, le premier à consacrer —, je ne le comprenais, dans le sens de Spengler, que comme l'énergie relative et mouvante avec les époques que chaque nation en vient à dégager dans le cycle des temps. Même l'idée de Haushofer qui demandait qu'on étudiât plus attentivement les particularités individuelles des peuples et qu'on établît un appareil permanent d'investigation de nature scientifique, me paraissait parfaitement juste, car je pensais que cette enquête devait servir exclusivement les tendances qui visaient au rapprochement des nations.

Peut-être — je ne puis l'affirmer — les intentions primitives de Haushofer n'avaient-elles vraiment rien de politique. Je lisais naturellement ses livres (dans lesquels, d'ailleurs, il me cita une fois) avec le plus grand intérêt et sans aucun soupçon, j'entendais tous les auditeurs objectifs louer ses conférences comme singulièrement instructives, et personne ne l'accusait de servir par ses idées une nouvelle politique de force et d'agression et de ne les destiner qu'à motiver idéologiquement, sous une forme nouvelle, les vieilles prétentions de la grande Allemagne.

Mais un jour, à Munich, alors que je mentionnais par hasard son nom, quelqu'un déclara sur le ton de la plus parfaite évidence : « Ah ! l'ami de Hitler ? » Je n'aurais pu être plus étonné que je le fus. Car premièrement, la femme de Haushofer n'était pas de pure race aryenne, et ses fils (très doués et sympathiques) ne sauraient nullement satisfaire aux lois de Nuremberg contre les Juifs. De plus, je ne voyais pas la possibilité d'une relation spirituelle directe entre un savant d'une haute culture, dont la pensée tendait à l'universel, et un sauvage agitateur buté dans un germanisme compris au sens le plus étroit et le plus brutal du terme. Mais Rudolf Hess avait été un des élèves de Haushofer, et c'est lui qui avait établi cette relation ; Hitler, en lui-même peu accessible aux idées d'autrui, possédait cependant dès le principe l'instinct de s'approprier tout ce qui pouvait servir ses buts personnels ; c'est pourquoi la « géopolitique » aboutit et se réduisit pour lui à une politique national-socialiste, il lui demanda tous les services qu'elle pouvait rendre à ses desseins.

La technique du national-socialisme a toujours été de donner à ses instincts de puissance exclusivement égoïstes un fondement idéologique et pseudo-moral, et cette notion d'« espace vital » fournissait à sa volonté d'agression toute nue un petit manteau philosophique, un slogan qui paraissait inoffensif par le vague de sa définition et qui, en cas de succès, pouvait légitimer toute annexion, même la plus arbitraire, en la représentant comme une nécessité éthique et ethnologique. C'est ainsi mon vieux compagnon de voyage qui — je ne puis dire si c'est en le sachant et en le voulant — est responsable de ce déplacement fondamental et si fatal pour le monde des buts de Hitler, lesquels, à l'origine, ne tendaient qu'au nationalisme et à la pureté de la race mais, grâce à la théorie de l'« espace vital », dégénérèrent ensuite en ce slogan : « Aujourd'hui l'Allemagne nous appartient, demain ce sera le monde entier. » C'est là un exemple significatif de la puissance qu'a une seule formule frappante, par la force immanente de la parole, d'engendrer des actes et d'incliner les destinées, tout comme autrefois les formules des Encyclopédistes sur le règne de la raison(En français dans le texte) aboutirent finalement à leur contraire, à la Terreur et aux émotions collectives des masses.

Personnellement, Haushofer n'a jamais, à ma connaissance, occupé dans le parti une situation en vue, peut-être n’a-t-il même jamais été membre du parti ; je ne vois nullement en lui, comme les habiles journalistes d'aujourd'hui, une « éminence grise » démoniaque qui, cachée à l'arrière-plan, combine les plus redoutables plans et les souffle au Führer. Mais il ne fait pas de doute que ce sont ses théories, davantage que les plus enragés conseillers de Hitler, qui ont poussé, à son insu ou non, la politique agressive du nazisme au-delà du domaine national étroit dans celui de l'universel. Seule la postérité, avec sa documentation meilleure que celle dont nous pouvons disposer, nous autres contemporains, assignera à cette figure ses véritables dimensions dans l'histoire.

in Stefan Zweig Le monde d'hier, éditions Livre de poche, pp. 22


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